Super qu’on se voit jeudi !
Il y a une nouvelle de Tchekhov qui s’appelle Un royaume de femmes (et qui se trouve dans le Folio intitulé La Dame au petit chien) avec laquelle j’ai eu la sensation, en la lisant, qu’il y avait peut-être du théâtre à faire, qu’il y avait à s’amuser. Mais ce serait épouvantablement difficile, ça ne pourrait se faire (pour nous) qu’en s’en foutant, comme une farce, parce que la matière (comme toujours chez Tchekhov) est si vaste, si vaste, si épouvantablement vaste. Mais, enfin, peut-être, lisez-la (je sais, ça va être dur pour jeudi !) C’est une fille de 26 ans qui est propriétaire d’une usine de sidérurgie, 2000 ouvriers, un gros truc, et elle est complètement en porte-à-faux, la pauvre, il y a une multiplication de porte-à-faux, d’ailleurs, le fait qu’elle soit jeune, qu’elle soit femme et, en plus, elle est née pauvre, elle n’a pas l’éducation pour être à cette place. Je ne sais pas si Tchekhov a tout inventé ou s’il s’est inspiré d’une situation qui a pu exister. Ça se passe le jour de Noël, ce qui fait que le sordide, l’épouvantable, la misère sont quand même un peu allégés à cause de ce jour de trêve, il y a de la neige blanche qui est tombée dans la nuit, l’air est « diaphane », etc. Il y a des personnages très, très riches, très, très vivants, pas mal de dialogues, très théâtraux, en fait, et puis il y a cette histoire d’un monde de femmes qui donne son nom au récit. Ça, ça m’embêterait plutôt, si on le montait, j’aurais peur d’avoir l’air de suivre la mode, MOI AUSSI ! Enfin, une jeune fan avec qui j’ai déjeuné tout à l’heure m’a dit que je pouvais tout me permettre — mais certainement, si on le faisait, il faudrait, nous tous, tout nous permettre ! Ça ne pourrait se faire qu’en allant dans tous les sens, comme une matière d’improvisation, comme si on devait jouer le soir-même, parce que, sinon, il faut un an, une vie, comme au théâtre du Radeau ! Et puis il y a le génie de Tchekhov qui va, lui aussi, dans tous les sens — mais, certainement, il y aurait un risque de réduction de cette folie à une lecture féministe, disons qu’il faudrait intégrer ce problème (qui n’est peut-être pas si grave). J’imaginais d’ailleurs que tout le monde pourrait être en femme, ça aiderait peut-être à le résoudre. Enfin, même si ça ne mêne à rien, lisez donc cette nouvelle pas si courte (56 pages), ça nous permettra d’en parler et d’imaginer comment ce serait de faire « vite et mal » (comme disait Claudel-Vitez) du théâtre-bouffe, du théâtre burlesque (je ne vois que ça, en si peu de temps : au moins qu’on rigole.) On ne peut pas faire plus russe, plus inimaginablement russe, mais, du coup, c’est comme un conte (de Noël), comme un conte des Mille et Une Nuits, peut-être, de l’ordre du merveilleux. C’est Vladimir Nabokov qui dit quelque part, je n’ai pas la citation sous les yeux, que, pour lui, les livres qu’il aime, Stendhal, etc. sont des contes de fées. Ce qui est beau, chez Tchekhov (nouvelles), c’est comment les personnages continuent après la dernière page. Ils continuent de vivre, le temps continue, parce qu’en fait, le récit les prend un moment dans leur vie où, en fait, il ne se passe rien. Les derniers mots indiquent que la situation va continuer, la même. Mais comme ce serait dur à faire passer, ça… Lisez cette nouvelle, ça permettra peut-être d’avoir ce récit en commun dont peut-être il ne restera rien — et ce serait sans doute mieux —, mais seulement l’esprit. Mais comme c’est dur, l’esprit, la beauté !
Sinon voici la nouvelle de Robert Walser (Minotaurus) que j’ai piquée du Radeau ; j’ai trouvé ça tellement beau que je l’ai recopiée à la main (à la voix, sur mon téléphone). Là, l’Art Brut, on y est en plein dedans !
« Si en moi l'écrivain est éveillé, je passe sans faire attention à côté de la vie, je dors en tant qu'homme, je néglige peut-être le concitoyen en moi qui m'empêcherait tant de fumer des cigarettes que de faire l'écrivain si je lui donnais forme. Hier j'ai mangé du lard aux haricots, et j'ai pensé à l'avenir des nations, pensée qui me déplut bien vite parce qu'elle portait préjudice à mon appétit. Que ce que j'écris ici ne soit pas un essai bas de soie, je m'en réjouis et, peut-être sera-ce, à mon sens, agréable pour une fois à une partie de mes bienveillants lecteurs, car cette façon de toujours mettre des filles dans le coup, de ne jamais laisser les femmes de côté, peut ressembler à un endormissement, ce dont on pourra convenir tout homme qui pense vivement. Désormais la question m'occupe de savoir si les Lombards etc. possédaient ou non quelque chose comme une culture, ainsi j'avance peut-être sur des chemins que tout un chacun n'aperçoit pas tout de suite, aucune phase de l'histoire du monde ou presque ne semblant aussi déconcertante que le temps de la migration des peuples, laquelle m’amène à la chanson des Nibelungen que l’art de la traduction nous a rendu accessible. Se promener avec en-tête le problème des nations, est-ce que cela ne signifie pas être devenu la proie d'une disproportion ? Prendre en considération comme ça des millions de gens, cela doit fatiguer le cerveau ! Alors que je suis assis là et envisage ces gens vivants, dans leur nombre, pour ainsi dire par compagnies entières, peut-être l'un de ce qu'on appelle la multitude s'est-il endormi intellectuellement dans la mesure où il a vécu sans s'en faire. Peut-être est-il possible que les éveillés soient considérés par ceux qui dorment comme somnolents. Dans le dédale que forment les phrases précédentes, je crois entendre de loin le Minotaure qui m'a tout l'air de n'être rien d'autre que la difficulté velue à voir clair dans ce problème des nations que je laisse tomber au profit de la chanson des Nibelungen mettant par là à la glacière pour ainsi dire un quelque chose qui m'importune. De même je pense à laisser tous les Lombards à leur repos, à leur sommeil, veux-je dire, car il m'est parfaitement clair qu'une certaine sorte de sommeil est utile, ne serait-ce que parce que ce sommeil mêne une vie spécifique. Pour sauvegarder ce petit rien de bonheur il me semble important de tenir à distance le bas de soie, distance que je voudrais prôner par rapport à la nation, cette dernière présentant peut-être quelque ressemblance avec une espèce de Minotaure que pour ainsi dire j'évite. Je sens se former en moi la conviction que la où la nation, qui pour moi est quelque chose comme un être, qui paraît exiger de moi toutes sortes de choses, me comprend le mieux c'est-à-dire risque de m'approuver, c'est là où apparemment je l'ignore. Ai-je besoin de témoigner de la compréhension au Minotaure ? Est-ce que je ne sais pas que cela lui fait voir rouge ? Il se figure que je ne peux pas exister sans lui ; en fait il ne supporte pas le dévouement, de même qu'il a tendance à mal comprendre l'attachement par exemple. Je pourrais aussi considérer la nation comme un mystérieux Lombard qui sans aucun doute, à cause de, comment dire, son obscurité inexploré, me fait quelque impression, ce qui à mon avis pourrait être largement suffisant.
Toutes ces nations en quelque sorte tirées du sommeil se trouvent probablement confrontées à telle ou telle tâche, ingrate ou gratifiante, ce qui pour elles est extraordinairement bon. Je suis d'avis que peut-être on ne doit pas être trop ce que l'on est, qu'il vaut mieux ne pas trop regorger d'aptitude. Le problème du bon à rien couché sur une colline doucement bombée mérite peut-être un peu d'attention. De l’haleine régulière de la chanson des Nibelungen des héros se dressent, et je ne peux refuser mon estime au poème dont la genèse est singulière.
Si je peux considérer comme un labyrinthe ce qui m'est venu là par science et inconscience, le lecteur en sortira maintenant tel un Thésée. »
(Variante.) « Pour moi il est maintenant intéressant, pour ce qui est de la forme à donner à ce que je veux faire, que je me trouve dans un labyrinthe où je soupçonne un crétin cornu, avec lequel j'aurai à me mesurer et donc je présume qu'il lui plaît de me prendre pour un idiot parce que je me suis risqué dans le dédale de ces couloirs »
Sinon une citation de Francis Bacon qui m'a fait penser au travail de Raphaëlle :
« J’aime voir les gens beaux, mais, en travaillant, on les fait souvent laids, parce que ça marche pas mieux dans le sens de la vie, mais dans le sens de l’esthétique, ça marche souvent mieux parce qu’il faut déformer la vie pour attraper la réalité. »
Sinon un titre que j’aime bien (qu’on pourrait utiliser — c’est Birkin qui raconte à la télé sa première nuit avec Gainsbourg et, à un moment, elle le dit — très bien) :
Arrête-moi si c’est trop long
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