Chatonne,
C’était chouette, hier, te voir de débarrasser de tes fourrures et plonger dans le bain et de voir que ce quatuor fonctionnait ! Je t’envoie ce que je t’avais écrit le matin avant d’aller à la répète. De toute façon, tu as eu raison de me dire tes « réserves », même si j’ai du mal à les comprendre. Ça travaille. Peut-être que nous arriverons à faire un spectacle sans citation à la Ménagerie de verre, qui sait ? Pour l’instant, je ne vois, de toute mon histoire, qu’un moment qui pourrait y ressembler. C’est dans le dernier spectacle, le versant théorique de
– je peux / – oui, mon père. Mais mon père est au bord de la mort, il n’est pas un acteur et il arrivait après un déblayage magnifique de cinquante minutes sans acteurs. Je me suis dit : c’est étrange ce qu’il se passe là, ça ne ressemble à rien de ce que j’ai fait jusque là. Je pense que ça ressemblait peut-être à ce que Lacan nomme le « désir », c’est-à-dire, l’homme débarrassé vraiment de toute citation et il dit aussi que si une psychanalyse ne va pas sonder à cet endroit-là, elle n’aura rien fait du tout – Jean Oury ajoute – c’est dans le livre de Marie Depusssé, n’est-ce pas ? – « A ce compte-là, il n’y en a plus beaucoup, d’analyses, à notre époque ! »
Ma chérie, si nous faisons un spectacle sans citation, il ne faudra pas avoir peur ! Mon père n’a pas peur du tout, c’est son secret, il est heureux avec tout le monde, c’est son secret aussi – et son naturel. Klaus Michael Grüber disait : « Les acteurs sont capables de choses magnifiques, seulement ils ont tellement peur, tout le travail consiste à calmer leur peur. » Je suis au courant ! Chers acteurs, chère Jeanne, ne mettez pas la barre* trop haut, qu’on ne passe pas tout le peu de temps imparti à vous calmer… Il n’y a pas de raison d’avoir peur chez moi !
* (de la peur. Seule exigence (comme dit Grüber) : se débarrasser de la peur.)
Ma chérie, je t’ai trouvée si mignonne dans ton intérieur d’hiver et de chat angora ! Ce que tu m’as dit m’a travaillé un peu, je dois dire (heureusement), pendant le spectacle de Rodrigo Garcia. Sur les citations. Je ne travaille que là-dessus depuis le premier de mes spectacles et il y en a eu déjà quarante-cinq. Il y a une qualité que je peux me reconnaître, c’est que je n’ai jamais travaillé que par citations. Ça n’a rien d’original. Je mets au défi quiconque de me trouver une minute de mes spectacles qui ne soit pas une citation (au moins une, la plupart du temps un faisceau). Pourquoi ? parce que je fais des spectacles sur rien. Idéalement, dit Robert Bresson, il faudrait ne rien montrer du tout. Comme c’est impossible, alors on montre des fragments, des angles, des citations. Borges qui est pour moi le plus grand n’écrit que par citations et ne rêve que d’une œuvre qui recopierait exactement ce qui a déjà été écrit (comme je l’expliquais dans le versant théorique de
– je peux / – oui (titre d’ailleurs citation de Stéphane Bouquet)). Borges dit : « Plus ça va, plus j’écris en clichés (les arbres en hiver sont comme des mains, les étoiles comme des yeux, etc.) parce qu’au fond, c’est ce qu’il y a de plus profond (les clichés et les rimes…) » La virtuosité venant alors de la vitesse d’écoulement et de jonglerie (du vivant), bien sûr (
Pickpocket…)
Cela dit, la problématique de la citation, je sens que tu te la poses (à un niveau personnel). Comment ne pas être utilisée comme citation, comment ne pas s’utiliser comme citation, comment ne pas être victime de son système et plutôt traverser les miroirs, comment laisser le monde se contempler (pour se comprendre, lui, le monde) plutôt que soi. Je l’ai senti quand tu as dit, je crois que c’était à Christophe Wavelet, que tu aurais dû changer de nom tout de suite, par exemple, et, moi aussi, je me suis dit un peu parfois que je t’avais utilisée comme citation et qu’on pourrait sans doute aller plus loin, moi avec toi, dans le décentrement, l’effacement de la marque et de la forme… C’est mon ambition générale de plus en plus clairement affirmée : dégager comme une pelure, un voile, le moins en moins de spectacle, d’images, d’affirmation (expression), le plus en plus de suggestion – « allusion », dit Borges, mais « suggestion », dit Bresson –, montrer le moins possible. Idéalement il faudrait ne rien montrer, dit Bresson, mais on ne peut pas… Il faut donc en montrer très peu, des angles, des mouettes, quelques cris et feux d’artifices, des poignées de porte… – juste assez pour la suggestion, mais vraiment pas vraiment plus…
D’autre part, il ne faut être victime, coincé de rien. Alors, d’abord, si tu ne sens plus la nécessité pour toi de travailler avec moi parce que tu es à un moment de ta vie dans d’autres problématiques, je voudrais te libérer de tout engagement. Je ne pense pas que Marie-Thérèse annulerait le spectacle si tu ne le faisais pas. Je suis obligé de laisser les acteurs libres, de toute façon, avec évidemment des petites douleurs comme l’éloignement de Felix, par ex., mais il faut que les inconscients soient dans le coup, sinon c’est impossible (ça deviendrait idiot, je ne me bats pas contre des inconscients). Donc : libre. Et libre en janvier, en février peut-être même encore, en mars, heu, ce serait peut-être bien que tu saches où tu en es (pour ne pas me refaire le coup de Felix, quand même…)
Le titre éventuel (
Balibar-tabac), c’est tout ça, mettre la marque dans le titre pour en être débarrassé. Comme tu l’as très bien remarqué, tu ne serais même pas obligé de faire qqch (fumer des clopes, tu disais). Donc la marque, le cliché, le nom, la citation, c’est dans le titre, c’est fait. Done. De même, l’engagement, la commande (faire qqch avec Jeanne Balibar et du monde), c’est fait, c’est le titre. Check. Et puis, dans ce titre, il y a aussi l’idée de la disparition, de l’effacement de tout ça (la fumée). Il y a aussi le mélange, ton nom fastueux et le profane du bar-tabac. Voilà pour ta réflexion. Mais aucun problème pour un autre titre, si intuitivement tu ne le sens toujours pas, on en trouvera un autre…
(J’ajoute maintenant que le titre convenait très bien au quatuor que j’ai vu.)
De toute façon, aucun problème pour quoi que ce soit de toi avec moi, je veux que tu en sois bien sûr ! Je te trouve merveilleuse, ça, c’est immarcescible ! (C’est pour la vie et, comme dit, je crois – citation –, Spinoza, nous la ressentons éternelle.)
Bisous
YN
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