Je voudrais faire un article sur une chose, bon, encore sur la mémoire – et sur tout. Je lis Gaston Bachelard, en ce moment. En fait, je lis très peu, la vie moderne, mes yeux qui s’abîment (les écrans d’ordinateur)… Mais je lis Gaston Bachelard parce que – quelques lignes et tu voyages, tu voyages partout. C’est le plus grand, il paraît que Marguerite Duras a dit ça quelque part. Je ne savais pas, mais ça ne m’étonne pas du tout qu’elle l’ait beaucoup lu. En lisant Gaston Bachelard, tu deviens un génie (c’est la recette). A propos, j’ai vu Olivier Bertrand tout à l’heure, il était au rendez-vous avec Géraldine Chaillou. C’était comme hier, il m’a dit que ça faisait dix-huit ans, pas plus, que l’on se connaissait. C’était comme hier, alors j’aurais eu l’impression que c’était il y a cent cinquante ans… Non, même pas vingt ans. C’est rien, vingt ans. A notre époque. Donc je lis Gaston Bachelard. Ça a été ça, le plaisir d’Avignon (et ça va être pour cette raison que je vais peut-être y retourner…) Parmi tous les plaisirs d’Avignon, jouer, tracter, rencontrer, la chaleur, la nuit, la douceur, les spectacles, les fruits, l’été, quoi, etc. – celui de pouvoir lire Gaston Bachelard a été le plus grand. J’avais trois quart d’heure-une heure par jour où je pouvais lire Gaston Bachelard. Avant de jouer. Ça me bouleversait. Ainsi j’arrivais chargé de la plus belle chose au monde, l’amour, l’amour tel que Gaston Bachelard le dispense, le produit, le reproduit, le conduit, l’apprivoise… Dans le métro, j’ouvre au hasard, c’est toujours bien, même de relire. Mais voici qu’une phrase surgit, resurgit de ma mémoire… J’avais donc déjà lu Gaston Bachelard ! Ça avait été quand j’avais voulu me lancer dans la chanson… Il y avait une phrase que j’avais chantée, dont j’ai l’air en tête. La mémoire musicale est une partie différente dans le cerveau que la mémoire du langage, par exemple. On peut perdre le langage et se souvenir des chansons. La phrase dit : « Au bord de la mer, il semble que l’enfant, comme un jeune castor, suive les impulsions d’un instinct très général. » Cette phrase est immense et musicale. Immédiatement après est venue la dépression. Je pensais que je n’avais pas d’enfant à amener à la mer, je pensais que mes parents avaient réussi ça, nous amener – tel de jeunes castors – à la mer et l’hiver à la montagne. Et que, moi, non, moi, je ne réussissais pas (ça). Mais la dépression venait sans doute de la mémoire de cette chanson que j’en avais faite, de cette phrase. A l’époque où je chantais avec le groupe Saint Augustin, on m’avait fait remarquer (Gisèle Vienne) que, quand c’était moi qui chantait, on avait envie de se suicider. Je crois que c’était vrai. J’ai quand même travaillé avec Claude Régy et François Tanguy… Imaginez Claude Régy et François Tanguy en variété, vous avez le style… Personne n’aimait trop cette histoire du Groupe Saint Augustin, sauf nous, ça nous enchantait. Julien Gallée-Ferré, très engagé dans l’affaire, avait fait une compile qu’il avait donnée à Philippe Katerine avec qui il travaillait (par Mathilde Monnier). Et Philippe Katerine avait dit quelque chose comme : « J’ai écouté le disque deux fois allongé sur mon lit, j’étais partagé entre l’effroi et l’émerveillement. » Quelque chose comme ça. J’ai appelé Julien à l’instant pour qu’il me redise cette phrase. Je ne me souviens pas parfaitement. (Mais Julien ne répond jamais…) En tout cas, c’est quand j’avais réalisé que Philippe Katerine faisait la même chose, mais cent fois mieux (c’est à dire avec une énergie puissante et une détermination grandiose) que j’avais dû considérer qu’il valait mieux mettre un terme à cette histoire. J’en suis d’ailleurs bien récompensé car Philippe Katerine m’a maintenant inscrit dans son panthéon. Olivier Bertrand ni Géraldine Chaillou n’avaient encore entendu cette chanson. Je le redis donc :
Morts-vivants, une chanson de Philippe Katerine dans son dernier album. (Très bon album, mais je dis pas ça pour ça…)
Voilà, je voudrais peut-être écrire des textes comme ça, des textes autour d’une phrase. C’est un peu ce qu’il s’est passé avec Géraldine Chaillou tout à l’heure. Elle a semblé apprécier le rendez-vous (je ne sais pas si ça donnera quelque chose). Je lui ai cité quelques phrases du spectacle avec Thomas Gonzalez qui sont parmi les phrases les plus belles du monde, qui sont aussi des clichés. Comme l’explique Jorge Luis Borges, pour qu’une phrase soit belle, il faut qu’elle soit un cliché parce que « les clichés, il n’y a rien de plus profond ». Pour qu’une phrase nous touche, nous fasse pleurer – ou rire (de joie). Comme : « Un seul chemin sur la terre / A réussi à me plaire / Celui qu’ensemble on suivait ». Ça, ça me fait pleurer, moi. Ou bien : « Je donnerais l’éternité et son silence / Pour un pauvre jour d’été de mes vacances ». Ou : « Fidèle à notre amour, je suis resté fidèle... »