M arie, Claude, Rosita, Sara, Rémy
A Paris, j’avais eu le temps
— de quoi ? J’avais eu un rendez-vous avec Marie Collin, très agréable,
dans ses locaux sublimes et vides en face du Louvre (même
« Philippe » qui était censé recevoir la clientèle avait disparu). On
avait parlé de Romeo Castellucci. Puis j’avais rendez-vous — fait rare — avec
Claude Régy, chez lui, ça n’a pas changé, lui n’a pas changé, il est éternel.
Quel âge a-t-il ? 102 ans ? Pour obtenir un rendez-vous avec Claude
Régy, c’est simple — parce qu’en fait, il use de ce qui était pour Gilles
Deleuze le seul avantage de la vieillesse : on peut refuser ce qui nous
embête pour « raison de santé » ou fatigue — mais pour obtenir un
rendez-vous avec Claude Régy la méthode est simple : il suffit de dire
qu’on est paumé, qu’on ne va pas bien, désemparé et, là, Claude vous ouvre ses
bras, son écoute et ses conseils : il s’intéresse à l’autre quand il est
misérable et c’est vrai qu’il est efficace : il relève l’opprimé. Dans le
cas contraire, passez votre chemin (ou, mieux dit : vous pouvez vous
toucher !) Je suis toujours déçu (du fait de la rareté et même du
caractère « miraculeux » de l’avoir là en face de soi (encore)) de ce
que je raconte, j’aimerais tout de suite plonger dans la profondeur, je
m’entends parler, « bavarder », j’ai honte, mais, en fait, non,
comment faire ? converser, c’est converser et ça a une vertu, ce n’est pas
ce qui est dit, ce n’est pas les mots, encore une fois c’est autre chose, le
temps qui passe et cette manière de le passer, presque de le gâcher… Il avait dit une chose importante, quand même, que je connaissais,
mais dont j’avais renoté la formulation. Comme je lui parlais des défauts des
acteurs des spectacles du Off — comme j’avais joué dans le Off, je m’inquiétais
de tomber moi aussi dans ces travers —, il m’avait dit : « Ce n’est
pas que dans le Off, c’est dans le In aussi. Les acteurs veulent montrer leur
savoir-faire. Ils savent pas de quoi ils parlent. Ils savent
pas que pour parler de quoi ils parlent, il faut parler d’autre chose. »
Eh, oui, il faut parler d’autre chose. Peut-être que j’avais désiré ce
rendez-vous pour réentendre, confirmé, qu’il fallait « parler d’autre chose ». Le rendez-vous suivant avait été avec
Rosita Boisseau, « au Crowne Plaza, à côté de Go Sport », place de la
République, un endroit improbable, mais qui lui allait bien. On avait parlé
d’Hélèna Villovitch, elle m’avait demandé des nouvelles. Elle est — toujours !
— pigiste (comme elle). Au « Monde » ! depuis tant d’années... Elle
me disait : « C’est pour ça que j’étais à fond pour le mouvement des
Intermittents : la précarité, je la vis aussi (sauf que je n’ai pas l’intermittence) ».
On avait parlé du théâtre qui vient de la danse, accueilli, inventé même par la danse,
Philippe Quesne, Fanny de Chaillé et moi. Elle prépare un article. Je l’aime
bien, elle me fait parler pendant des heures et, de tout ce que je dis, elle ne
note qu’une chose ou 2 (et encore je me demande quoi, ce n’est pas évident,
quand elle se précipite sur son calepin). Ensuite ç'avait été avec Sara
Rastegar pour envisager le film que nous projetons de faire ensemble en septembre et, déjà, nous sommes allés voir le film sublime de Bill Douglas, Comrade. 3h qui passent comme 5mn, l’ouverture vers la vie,
le « temps réel » de la vie. Bill Douglas est le plus grand cinéaste
que je connaisse ; même les plus grands, Robert Bresson, Andreï Tarkovski sont un cran
au-dessous, je trouve — ses films (ça, je l’ai déjà dit) me remplissent, mais
me remplissent aussi de jalousie. Je ne suis jaloux de personne sauf des
génies. Je suis jaloux de Romeo Castellucci aussi, les spectacles de maintenant
(pas ceux d’avant), sa nouvelle manière inouïe, invraisemblable, je ne
comprends pas comment (c’est même possible). Et, en
sortant du film, on était tombé sur Rémy Artiges. En fait, même avant : il
allait voir aussi le film. Et Rémy semblait directement attiré par Sara. J’y mettais le holà tout de suite : « Sara est très amoureuse d’un
autre ! — De toi ? — Non, pas de moi, d’un Italien qu’elle a
rencontré au Brésil, alors tiens-toi correctement ». Et je devais me coucher,
j’étais si fatigué, mais je passais la moitié de la nuit à discuter légèrement avec cet amant adorable qui m'écoutait lui aussi comme Claude, réellement intéressé par ma misère, mon inconnu. C’était une nuit d’été, c’était Paris, c’était à la mitan de l’été,
le 30 juillet 2014. Je mets les patronymes dans cet article pour le
lecteur, mais, bien entendu, je ne les prononce pas moi-même. C'est Marie, Claude, Rosita, Hélèna, Sara, Rémy...
Labels: paris