Tuesday, April 21, 2020

E loges et caresses


Ça m’est très difficile de faire un compte-rendu, une petite note sur chaque élève qui a travaillé avec moi ce projet devenu, sur ta suggestion heureuse, tchekhovien car je suis devenu fan — mais fan absolu, pas qu’un peu — de chacun d’entre eux. Bien sûr, je les ai choisis, mais pas complètement non plus, tu le sais ; certains, après les quinze jours de septembre, je les connaissais plus que d’autres, ils s’étaient révélés plus vite à mes yeux, mais au fil du temps pourtant court — dans l’accélération bénie du temps du théâtre —, nous avons réussi — avec chacun — à nous estimer profondément, je crois. Ce n’est pas seulement de l’estime, je peux dire que je les aime, les ayant vu tous déployer leur intimité dans le travail (instinct et inconscience). Tous ont des qualités personnelles inestimables. Aymen, surdoué, sur-instinctif, sur-disponible à la vie telle qu’il peut la vivre sur un plateau comme dans un véritable liquide amniotique, grand savoir dans un corps d’instinct, un rapport à l’enfance comme à sa propre maison — personnalité inestimable et bouleversante à protéger absolument. (Mais qui protège qui ? dans la vie, certains ont plus de chance.) Raphaëlle — à chacun j’écris des lettres (que je ne te transmets pas, mon pauvre...) où je les couvre personnellement d’éloges mérités, certes, mais ce que je ne peux pas faire toujours devant tous, alors, j’ai l’impression, ici, d’être bien faible — a été de loin la plus rapide et la plus douée à faire gagner à tous (y compris moi) des raccourcis sensationnels, à faire avancer les choses, à donner le résultat immédiatement comme je le préconise et comme tous les grands acteurs le font. Très grande actrice. Parfois (on en parle), elle pense qu’il faudrait qu’elle se prenne la tête (elle est dans une école, après tout). Eh bien, non ! je lui dis. Je ne cesse de lui répéter qu’elle n’en comprendra pas plus ! Merwane, personnalité extrêmement douée, est l’auteur d’une avancée merveilleuse, sincère, qui me bouleverse — après avoir un peu traîné. Le dernier filage de décembre, je me souviens d'avoir engueulé les mâles — dont lui —, j’étais fâché : « On sait que les filles sont plus douées dans ce métier que les mecs, mais quand même ! » « Les mecs » se sont donc rattrapés ensuite et Merwane a pris la tête, avec intelligence et audace, d’un mouvement de re-possession des positions perdues. Après tout, pour qu’un « mec » soit beau (dans l'un de mes spectacles), il suffit qu’il accepte d’être aimé par moi, ça, c’est pas difficile à comprendre et, quand c’est compris, tout lui devient facile et agréable ! Il a donc même fallu les calmer un peu, à un moment ; le machisme, ce naturel, revenant au galop, écrasait (une fois ou deux) Salomé qui était la seule des filles à qui je n’avais pas fixé, pendant le jeu aléatoire de la représentation, de moments obligatoires. Salomé, expérimentale, engagée avec intelligence et légèreté (comme si elle avait décidé que la vie, jamais, ne serait chiante, quelle qualité inestimable !) a pris longtemps comme presque trop de place en répétition, sans vergogne, sans sentiment de culpabilité, avec l’idée de bien faire, même mal, mais travailler (parfois même sans travailler), mais elle s’est affinée d’une manière bouleversante quand (c’est mon interprétation) elle a eu la vision d’ensemble du spectacle. Des possibilités inouïes de précision et de cœur  (ce sont les mêmes) peuvent se déployer chez elle car elle est calme et, ce qui ne m’apparaissait pas en décembre, modeste et souterraine. Une sorte d’idéal du spectacle. Salomé, de plain-pied à la ville et à la scène, disponible à elle-même, prête-à-vivre. Quelle plus belle qualité sur un plateau, être dans sa nature ? (Ils le sont tous.) Quelque chose chez elle me caresse le cœur, souvent, en tout cas. Olga est, à mes yeux, l’actrice la plus douée de l’école, celle capable d’apporter sur un plateau les véritables territoires de l’art (en tout cas, ceux qui me font rêver). C’est à cause d’elle (consciemment) que j’ai rebondi sur ta proposition. Je me suis dit (il s’agissait peut-être d’un fantasme, elle m’en a voulu), que cette fille miraculeuse amènerait, si on travaillait Tchekhov, la fameuse « matière russe » qui lui manque toujours en France (ou qui me manque à moi, en tout cas), qu’elle amènerait son exigence aussi. Pour l’exigence, j’ai été servi. Je crois bien qu’elle nous a souvent trouvés tous nuls, au point, comme tu le sais, de ne plus venir répéter (ça la faisait trop souffrir, la colère). Une actrice, quoi. Et puis soudain, un matin, comme le jour du dernier filage de décembre, elle est là, disponible, aimable comme un ange. Donc je ne m’inquiétais pas du tout. Mais cette confiance que je lui laissais (sans qu’elle « travaille ») n'a pas suffi jusqu'au bout. J’avais prévu qu’elle démarre le spectacle (qu’elle donne le la) et qu’elle le finisse (elle seule pouvant livrer le rire et les larmes mêlés de la dernière réplique : « Nous sommes des idiotes, toi et moi »). Et puis il s’est passé qu’elle est devenue du jour au lendemain sèche et insensible. « Je ne ressens plus rien », allons bon ! — mais je ne t’apprends rien, tu as tout suivi des premières loges. J’ai été bien embêté (d’autant plus donc qu’elle commençait et finissait le spectacle). Et, puis, peu à peu, oui : comme à petits pas, quand j’étais là, elle s’est améliorée (alors qu’elle partait de « tout », c’était comme si soudain elle partait de « rien »). Elle est redevenue bonne. Et Laure qui a pris la relève me dit maintenant qu’elle continue à se déployer. C’est dommage, ça, que les gens surdoués, dans ce métier, soient doués aussi pour leur propre connerie ; c’est une loi, c’est vrai (Depardieu ne m’a dit-il pas dit, lors d’une soirée mémorable : « Le problème, moi, c’est que je suis un peu con… » ?) Julien dément cette loi : absence de connerie totale, il n’est que délicatesse, gentillesse, effacement devant les autres, amitié. J’ai d’abord passé beaucoup de temps à admirer sa gentillesse (et à l’encourager à l’être moins). C’est un tel acteur ! Lui aussi, tellement à son affaire quand il a eu pu déployer une place plus égoïste. (Le gros du travail, pour chacun — mais Arthur et toi en êtes très conscients —, a été, pour chacun, de gagner en trois dimensions contre le groupe porteur.) Quel amour ! si doué ! Il a trouvé des choses que je n’avais pas compris moi-même dans le texte (l’histoire du fil de fer infiniment mince, par exemple, de Lyssevitch complètement bourré qui aurait pu si facilement passer à l’as), qu’il a redonnées tous les soirs avec la même perfection, la même fraîcheur — et d’autres qu’il veut découvrir encore ; la virtuosité de Tchekhov qui passe presque à la vitesse de l’éclair (est-ce que la vie va vite ? oui !) Julien est entravé parfois par les rôles de travelo. Il n’y est obligé en rien. Comme j’adore les travelos, il a mis un peu du temps, peut-être, à  comprendre que je n’en avais rien à foutre, au fond. Il peut — et veut — jouer aussi des hétéro. Louis, c’est le bonheur absolu aussi. Une sorte d’amitié. Il est tout à fait mon type physiquement et chaleureusement (je sais : pas qu’à moi) ; alors, peut-être, au début, je l'ai voulu plus animal encore qu’il n’est (quand il l’est, il est parfait). Je l’ai dirigé (c’est le seul) d’une manière peut-être un peu sur-investie (à la Hitchcock), traquant le moindre  désaccord, le moindre à-côté, voulant en faire une star et, peut-être, lui, résistant dans une fausse immaturité. Disons, s’il faut nommer un défaut tel que je décidai qu’il devait m’apparaître : il a une manière, un « naturel » auquel il tient trop, je l’aimerais plus « dissocié » (s’il l’était plus, il serait une star), plus « Depardieu », mais, encore une fois, ça vient de moi : je lui trouve toutes les qualités. J’aimerais qu’il m’emporte avec lui en traineau dans un pays lointain, mais je suis le prof et il est l'élève et il doit apprendre les choses lentement et je dois les lui apprendre patiemment. Valentin. J’ai gardé le meilleur pour la fin. (Quel beau nom aussi, celui-là !) Valentin — que j’ai repêché de Julie, tu te souviens (et tu as vu d’ailleurs comme j’ai finalement aussi repêché Laure : de ça aussi, je suis bien fier) —, au début du travail, à mon grand étonnement, a manifesté des énervements — il n’en avait pas du tout en septembre, bien au contraire —, même des larmes, mais les autres (rapide enquête) — et lui-même, d’ailleurs — m’ont dit que c’était habituel, enfin, une sensibilité à fleur de peau et puis sa place dans le groupe, etc. Il cherchait, en décembre, à être en retrait, mental, se retenant de sa sensibilité épouse du feu. Quelque chose stratégiquement le retenait. Je suis convaincu que la grande difficulté d’une école, c’est d’y survivre et qu’on peut être frustré, à vingt ans, de ne pas s’y déployer comme dans de l’eau — et, pourtant, c’est de l’eau. C’est peut-être parfois à vingt ans qu’on a le plus le sens que la vie va vite. En tout cas, Dieu soit béni (mais même sans passer par Dieu), il a finalement assez vite retrouvé son temps retrouvé, sa joie de vivre (base de ce spectacle), sa confiance (très pure). Un feu follet très intelligent, promis à un bel avenir. Il écrit très bien, aussi : certaines des lettres qu’il m’a envoyées sont juste « vraies ». Laure, pour seulement la nommer enfin, mais je n’en dirai pas un mot, est toute ma lumière ! Elle me supporte, c’est déjà ça ! J’attends beaucoup de son amitié (très vraie aussi). Je suis si content qu’elle ait pu mettre son talent au service de ce spectacle, son intelligence. Voilà, j'ai parlé bien mal de mes inestimables amis, entiers et plein d'avenir en même temps, déjà en allés... Ne vois d'ailleurs ici rien de fixe, cher Laurent, rien que du bavardage.
Je t’embrasse, 
Yves-Noël 

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Volodine, j’en ai lu un, au Mexique, grand talent, mais alors l’univers décrit (et inventé) est tellement sinistre, faut pas être dépressif… Pas eu envie d’en saisir un autre (bien que les images me restent).
Bien sûr, quand on écrit, faut pas entendre d’écho. Mais c’est justement l’apanage des grands écrivains. La liquidité, c’est très difficile en français (y a qu’à voir le nombre de poèmes qu’a raté Verlaine). Si tu veux faire le malin, mon petit lapin, il serait peut-être temps de te faire réentendre l’extrait du Temps retrouvé avec lequel je finissais mon spectacle sur Proust.   
« Quant au livre intérieur de signes inconnus (de signes en relief, semblait-il, que mon attention, explorant mon inconscient, allait chercher, heurtait, contournait, comme un plongeur qui sonde), pour la lecture duquel personne ne pouvait m’aider d’aucune règle, cette lecture consistait en un acte de création où nul ne peut nous suppléer, ni même collaborer avec nous. Aussi combien se détournent de l’écrire, que de tâches n’assume-t-on pas pour éviter celle-là. Chaque événement, que ce fût l’affaire Dreyfus, que ce fût la guerre, avait fourni d’autres excuses aux écrivains pour ne pas déchiffrer ce livre-là ; ils voulaient assurer le triomphe du droit, refaire l’unité morale de la nation, n’avaient pas le temps de penser à la littérature. Mais ce n’étaient que des excuses parce qu’ils n’avaient pas ou plus de génie, c’est-à-dire d’instinct. Car l’instinct dicte le devoir et l’intelligence fournit les prétextes pour l’éluder. Seulement les excuses ne figurent point dans l’art, les intentions n’y sont pas comptées, à tout moment l’artiste doit écouter son instinct, ce qui fait que l’art est ce qu’il y a de plus réel, la plus austère école de la vie, et le vrai Jugement dernier. Ce livre, le plus pénible de tous à déchiffrer, est aussi le seul que nous ait dicté la réalité, le seul dont « l’impression » ait été faite en nous par la réalité même. De quelque idée laissée en nous par la vie qu’il s’agisse, sa figure matérielle, trace de l’impression qu’elle nous a faite, est encore le gage de sa vérité nécessaire. Les idées formées par l’intelligence pure n’ont qu’une vérité logique, une vérité possible, leur élection est arbitraire. Le livre aux caractères figurés, non tracés par nous, est notre seul livre. Non que les idées que nous formons ne puissent être justes logiquement, mais nous ne savons pas si elles sont vraies. Seule l’impression, si chétive qu’en semble la matière, si invraisemblable la trace, est un critérium de vérité et à cause de cela mérite seule d’être appréhendée par l’esprit, car elle est seule capable, s’il sait en dégager cette vérité, de l’amener à une plus grande perfection et de lui donner une pure joie. L’impression est pour l’écrivain ce qu’est l’expérimentation pour le savant, avec cette différence que chez le savant le travail de l’intelligence précède et chez l’écrivain vient après : Ce que nous n’avons pas eu à déchiffrer, à éclaircir par notre effort personnel, ce qui était clair avant nous, n’est pas à nous. Ne vient de nous-même que ce que nous tirons de l’obscurité qui est en nous et que ne connaissent pas les autres. Et comme l’art recompose exactement la vie, autour de ces vérités qu’on a atteintes en soi-même flotte une atmosphère de poésie, la douceur d’un mystère qui n’est que la pénombre que nous avons traversée. »
Bon courage ! Envoie-moi toutes tes cochonneries imaginables (et réelles), tu trouveras ton lecteur captif !
Oui aux marmites gigognes !
(Ici, la pelleteuse, seulement — cette semaine, c’est supportable — la semaine prochaine ils attaquent le roc à la dynamite…)
Yvno

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D ébut d'un poème bilingue signé par la coiffeuse


when the desire to suck took hold of me again
quand l'envie de sucer s'est à nouveau emparée de moi

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