A ux interprètes
Yan me demande s’il vous transmet le dossier envoyé à Label +. Je ne sais pas. Bien sûr, vous pouvez le lire si vous voulez, mais il y a quelque chose de déprimant dans ce dossier. On est obligé d’en passer par là, pour de l’argent, mais le projet est décrit de telle façon, de façon à montrer que le spectacle est quasi fait, existe, c’est le jeu, il faut le leur faire croire, à ceux qui votent, qu’ils zonka rajouter leur fric et c’est fait, ils ont un beau spectacle clé en main. Or la vérité — et la beauté — d’un projet, c’est justement le contraire : aller vers où on ne sait pas, partir et aller vers le secret. Le seul intérêt d’un spectacle, c’est le secret (qu’on m'en cite un autre d’intérêt : il n’y en a pas). Donc on peut lire le dossier, mais, pour ma part, je mets beaucoup d’énergie à l’oublier. C’est deux mondes qui ne communiquent pas, vous comprenez. Les textes de Yan sont très beaux comme dossier. Et sans doute ils résonnent aussi avec ce qu’il voudrait écrire. Mais, nous, nous devons être beaucoup plus vastes. C’est ça qui est difficile. Ces deux ans, c’est vrai (déjà bien entamés), qu’en faire ? Qu’en faire avec tout le reste qu’on doit faire (de la vie et du travail)… On peut peut-être se nourrir mutuellement d’une dramaturgie flottante. Par exemple, cette phrase que m’envoie ce soir Yan (elle est d’André Dhôtel) : « Il n’est pas question de provoquer de superstitieuses rêveries par une sorte de littérature, seulement de repérer alentour certaines traces du rêve qui est ailleurs en pleine vérité, afin de préparer nos regards à l’accueillir un jour ». C’est vrai, c’est très, très beau, cette phrase, parfois une phrase suffit. André Dhôtel est un écrivain d’ailleurs qui n’est pas majeur. Peut-être faudrait-il imaginer un théâtre (je veux dire le nôtre) qui se jouerait mineur, sur les bords, presque en n’entrant pas dans la salle, presque en fermant le « spectacle » dès l’entrée… En tout cas, ce qu’il faut, c’est beaucoup beaucoup rêver le théâtre pour qu’il y ait, à la fin, peut-être une trace de ce voyage en rêve…
Je vous ai écrit déjà plusieurs mails, je me promets de vous envoyer celui-ci. Juste pour prendre contact et pour vous dire mon amour (puisque nous allons travailler ensemble), vous que je ne connais pas, mais c'est ça qui me plaît (j'en sais déjà trop sur vous), j'ai toujours adoré travailler avec des gens dont je ne savais rien, que j'ai parfois rencontrés plus tard, après les spectacles, et ça m'a semblé beaucoup moins intéressant (de les connaître alors). N'hésitez pas à vous dérober, à vous métamorphoser, à vous absenter. Parti sans laisser d'adresse. Injoignable. Disparu. Je est un autre. A vous dédoubler. A vous grimer.
Je pars de Paris, le temps passe si vite, mais je reste joignable. C’est peut-être d’être joignable qui fait que le temps passe si vite, peut-être que si on était injoignable le temps serait plus lent, mais c’est comme ça, je reste joignable, sur les îles, dans les forêts, je reste joignable !
Mais pensez au secret. Nous partons du secret et nous devons arriver au secret. C'est un voyage immobile. Personne ne doit savoir rien.
Pensez au dédoublement. Au russe, au thème du russe (il y en aura), aux langues étrangères. On rêve d'un spectacle très très localisé et très étranger...
Amitiés,
Yves-Noël
Addenda :
Imaginez une doublure, qui soit une personne réelle (sur qui vous pourriez compter) pour vous remplacer. Il faut que cette personne soit tout à fait amateur. Une sorte aussi de doppelgänger (double maléfique), une version « bad painting * » de vous-même (de vous-même dans ce projet). Que cette deuxième distribution d’amateurs puissent jouer la pièce « vite et mal **» à votre place (vous qui la joueriez bien)
* Nina Childress (expo à la Chaux-de-Fonds il y a peu) a fait une série « good painting / bad painting » , le même sujet, le même format, bien peint sur un tableau, mal peint sur l’autre : séduction + dégoût, côte-à-côte (bien entendu on a envie d’exposer le beau tableau, pas le moche). L’éclectique de la vie (et même du monde), est au moins good et bad — et vous les Suisses, comme vous êtes good, insistez sur bad
** Paul Claudel avait conseillé à Jean-Louis Barrault qui montait pour la première fois l’énorme Soulier de satin de le jouer « vite et mal » (il est vrai que, même en le jouant vite, ça dure plus de onze heures). Antoine Vitez, maître en son école, nous faisait souvent faire cet exercice : « jouer vite et mal »...
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