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J’entends à la radio (des émissions anciennes) l’écrivain argentin Jorge Luis Borges dire : « L’étonnement n’est pas créé par la fiction, c’est la source aussi ». Oui, la troupe idéale que vous avez formée, qui s’est formée, en fait, un peu toute seule — de manière, comment dire le contraire ? organique —, je crois que sa qualité principale, c’est qu’elle est, qu’elle a été douée d’étonnement. Oui, m’a bouleversé cette présence étonnée à ce qui se passait, à ce qui se rencontrait, cette bienveillance, cette acceptation de cet espace il est vrai : étonnant (ces lumières indépendantes toujours changeantes), cet espace où on pouvait, oui, occuper toute la place. Je me revois me balader dans cet espace de rêve et croiser vos regards étonnés, habités et sentir votre complicité, chacun et tous en train de fabriquer un spectacle, une soirée en direct. L'étonnement, c’est une qualité d'enfance qui s’use facilement pour la plupart d'entre nous, mais, l’étonnement, mes plus belles réussites en débordent. Voilà le secret de ce que vous avez compris. Le soir de cette dernière, le regard de deux enfants ont énormément compté, celui du rêveur Elie et celui des yeux écarquillés (n’en croyant pas ses yeux) d’Inaya… (Je me souviens encore des prénoms...) La splendeur de ce spectacle, l’égoïsme de ce spectacle, ça a été ça : on peut encore s’étonner des choses, des gens que l’on croise…
Merci donc à chacun de m’avoir fait confiance, vous savez, c’est grâce à cette confiance que ça s’est fait, parce qu’on ne sait pas d’avance. On voit les choses apparaître, mais on ne sait pas décider d’avance — en tout cas, moi, je ne le sais pas — de l’efficacité ou pas de ce qu’on propose. J’ai adoré voir se constituer soir après soir votre troupe virtuose, d’un grand savoir, celle qui, au soir du dimanche, après cette « dernière » aurait dû continuer la tournée mondiale ! J’ai adoré voir Marie-Madeleine continuer à balayer encore dans son costume, n’ayant pas même quitté son chapeau multicolore et encombrant (mais il y en a eu aussi la troupe idéale du samedi, la troupe idéale du vendredi, la troupe idéale du jeudi, etc. (Déjà le début de ma semaine se perd un peu pour moi, se mélange, mais c’est ainsi…)
En tout cas, j’ai vécu ce spectacle comme une chance, un ensemble de chances, une démultiplication des chances : celle de jouer chaque soir — jusqu’à l’invention de ces sept représentations — et celles de vous avoir rencontré chacun. J’aime faire des spectacles qui reposent sur la rencontre dans un lieu donné, à un moment donné, dans un contexte donné, de personnes qui auraient pu, dû, ne jamais se croiser et qui, se croisant, trouvent un intérêt ensemble presque par hasard, à ce moment de leur vie. Avec ce projet, j’ai été gâté ! Ce n’était que ça, je m’en suis donné à cœur joie... On appelait chez les Grecs « kaïros » le dieu de la bonne occasion (faire le bon acte, la bonne rencontre au bon moment) représenté souvent par un adolescent qui passait en courant et qu’il fallait alors retenir par les cheveux (qu’il avait longs, faits pour l'attraper) si on ne voulait pas le perdre. Encore fallait-il la voir passer, cette belle occasion… La troupe idéale, celle que vous avez formée, est faite d'individus capables de saisir les opportunités tombées du ciel.
La troupe idéale, c'est celle qui a le plus de plaisir à être là. Cette loi (générale : le meilleur danseur, c’est toujours celui qui a le plus de plaisir à danser, etc.) s’est vérifiée expérimentalement : venez si ça vous fait plaisir, ne venez que si ça vous fait plaisir. On peut insister un peu, on peut soutenir, on peut montrer « comment ça marche dans l’espace », on peut chercher à intéresser (je l’ai beaucoup fait, comme un démarcheur de commerce), mais, au final, je n’ai pu que faire allusion au plaisir qui vous appartient en propre, à chacun, votre plaisir créatif. C’est ce plaisir que vous avez délivré, répandu, celui qui aime dribbler, ceux qui aiment lancer des drapeaux, celle qui aime jouer du Tchekhov, cette autre qui aime danser du classique, celui-ci jouer du hautbois, cet Aurélien-ci parler avec Redwan-là, ce Redwan-ci parler avec cet Aurélien-là, etc. Ceux-ci de s’embrasser, celui-ci d’amener sa paille et sa vie dans les champs, celui-là son rapport aux plantes, etc. Et la sagesse des vieilles dames, comme j'en étais fier... La liste de chacune des figures a une tendance à l’infinie — et pourtant si précise, j’ai adoré, chaque soir, égrener vos prénoms…
Jean Daive demande à Jorge Luis Borges (à la radio) : « Votre œuvre est-elle métaphysique ? » et il répond : « Je crois qu’elle est essentiellement métaphysique ». Plus tard, Jean Daive demande encore : « Mais comment pourriez-vous définir la métaphysique ? » Et Borges répond : « C’est la recherche de l’absolu, non ? Ou la recherche des choses essentielles. Savoir qui nous sommes, que nous sommes, s’émerveiller des choses, tacher d’en trouver une explication, savoir qu’on ne la trouvera pas. Aristote disait que l’étonnement était le commencement de la philosophie. Et c’est très bien, hein, l’idée de s’étonner. Il y a bien des gens qui ne s’étonnent pas, qui acceptent l’univers, tandis que, moi, je suis toujours étonné, étonné d’être dans un corps, étonné d’avoir une voix, d’avoir des yeux, d’avoir un passé… d’être en France, de parler avec vous, tout ça m’étonne continuellement. Et dans un long voyage on est plus étonné que chez soi. Parce que, Bueno Aires, enfin, je le connais trop, je ne me sens pas tellement étonné, mais me trouver dans un autre pays, parlant une autre langue ou tachant de la parler plutôt, cela m’étonne. Chesterton disait qu’il savait qu’il allait tout perdre sauf la faculté de s’étonner. Il disait : « Je sais que je vieillis pour l’amour, pour le mensonge, mais non pas pour cesser de m’étonner ». Et alors il emploie une métaphore très belle, il dit : « La nuit m’étonnera toujours, c’est ce nuage plus grand que la Terre », « A cloud that is larger than the Earth* / And a monster made of eyes », « Et un monstre fait d’yeux », non pas plein, mais fait d’yeux. Ceci me rappelle une métaphore encore plus belle de Victor Hugo. Je crois que c’est la métaphore la plus étonnante que j’ai lue de ma vie. Victor Hugo dit : « L’hydre Univers tordant son corps écaillé d’astre ». Voyez, vous avez : « L’hydre Univers », et le mot est déjà monstrueux, non ? Et puis « tordant », le mouvement que cela donne. Et puis le « corps écaillé », cela est précis. Et puis : « écaillé d’astres ». « L’hydre Univers tordant son corps écaillé d’astres ». Cela se trouve dans : Ce que dit la bouche d’ombre. Une autre métaphore étonnante : « bouche d’ombre ». Non pas bouche sombre, mais bouche d’ombre… »
Le neveu de Marie-Madeleine qui est bouddhiste me parle du « sentiment de reconnaissance envers toute chose ». Si c’est cela, oui, C’est le silence qui répond est un spectacle à tendance bouddhique ! « Tous les êtres de ce monde sont égaux », me dit-il encore (êtres incluant choses) ; oui, c’est tout à fait sympathique, la charité bouddhique ; si elle n’existait pas, il faudrait l’inventer ! Mais déjà tout existe. On m’a raconté hier que, du temps de Jérôme Bosch, il y avait des sectes « adamites », inspirée de la nostalgie de l’Eden, des végétariens qui se promenaient tout nu comme Adam et Eve (les ancêtres des naturistes, donc) et prônaient l’amour libre. Le fond de leur proposition était que « l'homme doit être aussi heureux ici-bas qu'il sera un jour dans le ciel ». C’est tout ce que je vous souhaite, mes bons et bonnes amies !
Yves-Noël
* Borges se trompe un peu, remplace « world » par « Earth » : « larger than the world ».
Voici le magnifique poème de G. K. Chesterton :
« A Second Childhood
When all my days are ending
And I have no song to sing,
I think that I shall not be too old
To stare at everything;
As I stared once at a nursery door
Or a tall tree and a swing.
Wherein God’s ponderous mercy hangs
On all my sins and me,
Because He does not take away
The terror from the tree
And stones still shine along the road
That are and cannot be.
Men grow too old for love, my love,
Men grow too old for wine,
But I shall not grow too old to see
Unearthly daylight shine,
Changing my chamber’s dust to snow
Till I doubt if it be mine.
Behold, the crowning mercies melt,
The first surprises stay;
And in my dross is dropped a gift
For which I dare not pray:
That a man grow used to grief and joy
But not to night and day.
Men grow too old for love, my love,
Men grow too old for lies;
But I shall not grow too old to see
Enormous night arise,
A cloud that is larger than the world
And a monster made of eyes.
Nor am I worthy to unloose
The latchet of my shoe;
Or shake the dust from off my feet
Or the staff that bears me through
On ground that is too good to last,
Too solid to be true.
Men grow too old to woo, my love,
Men grow too old to wed;
But I shall not grow too old to see
Hung crazily overhead
Incredible rafters when I wake
And I find that I am not dead.
A thrill of thunder in my hair:
Though blackening clouds be plain,
Still I am stung and startled
By the first drop of the rain:
Romance and pride and passion pass
And these are what remain.
Strange crawling carpets of the grass,
Wide windows of the sky;
So in this perilous grace of God
With all my sins go I:
And things grow new though I grow old,
Though I grow old and die. »
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