« Etre comédien, c’est
faire l’expérience de cette liberté qui coïncide avec la nécessité d’un texte
qu’on ne récite bien que quand on le vit, c’est-à-dire : être comédien,
c’est coïncider pleinement avec le rôle qu’on tient de sorte que le monde
entier est une scène de théâtre. Si le monde entier est une scène de théâtre,
c’est parce que nous sommes, vous et moi, les acteurs du rôle que nous jouons
et les récitateurs d’un texte qui s’écrit à mesure qu’on le récite, nous sommes
dans la position du comédien. Claudius n’est pas comédien, il est, en ce sens,
en marge de la scène de théâtre et en marge de la réalité elle-même. La réalité,
c’est quoi ? être de plain-pied dans la réalité, c’est coïncider avec les
affects qu’on contrefait ou avec les affects qu’on montre, qu’on décrit — hors
Claudius, lui, il est là, il est à genoux et qu’est-ce que vous voulez ?
ça vient pas ! c’est un immense échec. On comprend, en cela, en quoi
le costume de roi est trop grand pour lui : parce qu’il n’y a de roi que
de roi de comédie. Etre roi, coïncider avec l’essence du roi, c’est se donner
l’air d’un roi. C’est Pascal qui l’enseigne. Pascal a lu Shakespeare. C’est
Pascal qui l’enseigne. Qu’enseigne Pascal ? Que, quand le pouvoir est
absolu (…) quand le pouvoir est un pouvoir absolu, eh bien, il est fragile, il
ne repose que sur l’apparence du pouvoir : pour être roi, il faut avoir la
gueule d’un roi. Il faut avoir l’air d’un roi. D’ailleurs, ce qui prouve qu’on
est un vieux pays monarchique, c’est que, quand Nicolas Sarkozy a été élu à la
présidence de la république, certains ont dit : Oui, ces méthodes rompent
avec la majesté de la fonction présidentielle… considérant qu’il n’avait pas
l’air d’un roi — il avait l’air d’un homme élu, si vous voulez, mais qu’il
n’avait pas l’air d’un roi. Et ce grief est très intéressant parce qu’il
renseigne sur le rapport que nous entretenons (nous, mais d’autres également)
au pouvoir, c’est-à-dire : on demande au pouvoir d’avoir l’air du pouvoir,
d’avoir l’apparence du pouvoir. Hors Claudius ne peut pas avoir l’air d’un roi
puisqu’il ne peut pas adhérer à son rôle. Il ne peut pas se sentir roi
puisqu’il sait qu’il usurpe ce trône et il ne peut pas être pleinement dans le
repentir parce qu’il est quand même content d’être là où il est arrivé malgré
les moyens qu’il a employés pour cela. Et c’est ce qui fait dire à Hamlet,
quand les comédiens arrivent : « Le théâtre est le piège où je
prendrai la conscience du roi ». En fait, c’est pas la conscience du roi…
le roi, c’est un type capable de tuer son frère pour prendre sa place, donc sa
mauvaise conscience, si vous voulez, bon, ses remords, bon, on peut penser que,
bien sûr, ils sont là, mais — « Le théâtre est le piège où je prendrai
la conscience du roi » — en réalité, le théâtre est le piège où il
montrera le roi dans une comédie, c’est-à-dire dans… Il mettra le roi sur
scène. Hors c’est un rôle que Claudius ne peut pas du tout assumer. Claudius
n’est pas sincère, donc il n’est pas comédien. C’est un menteur, donc il ne
peut pas interpréter dignement (ou décemment) le rôle du roi et c’est sa
malédiction. Et c’est peut-être de tous les personnages, le personnage le plus
triste de la pièce. »
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