Je t'envoie quelques notes en vrac que tu m'as inspirées.
Shakespeare et Tchekhov. Rien à voir ?
Et puis dans la nuit un espace commun se dessine peu à peu contre toute attente.
Cet espace serait-il le monde souterrain d'un inconscient commun aux deux comédiens qui en seraient les intercesseurs auprès d'une assemblée ritualisée, le public ?
Comme s’ils puisaient dans le même inconscient, le même mystère dont on ne percevrait, comme pour l’iceberg, qu'une parcelle émergente, captée par deux corps d’acteurs.
L’autre scène… (l'ob-scène ?) sort de la nuit, s'incarne dans chaque corps. Puis retourne à la nuit.
En éclipse, apparition / disparition, le corps des acteurs doit s'évanouir comme le fantôme d'Hamlet... ou celui de Macbeth — ou celui de Firs qui meurt comme un cerisier abandonné.
Ils sont exilés d’eux-mêmes par le monstre qu'ils incarnent (la pièce ?) qui a pris possession et parle à leur place.
C'est peut être ça, le théâtre des ténèbres ?
Au début, ça ne se télescope pas assez, pour éviter le côté « morceaux choisis », peut-être des moments plus courts, plus nerveux ?
Les correspondances ( « A noir ») se jouent aussi dans les petits gestes — comme des tics non contrôlés — des acteurs, des signes qui montrent qu'ils ne seraient pas sujets parlant mais qu'ils seraient parlés, mais étrangement semblables de l'un à l'autre, gestes en échos...
Les interprètes se répondent, dialoguent en l'absence de l'autre disparu dans le trou noir.
Répertorier les tics à répétition de Belmondo (A bout de souffle, le pouce sur les lèvres ) de Bogart (se caresser l' oreille), Antonioni… etc.
Ces gestes qui signifient que quelque chose d'autre se joue de plus trouble. Les deux interprètes auraient les mêmes tics !
Ce sont de faux monologues, ils parlent à l’autre… jamais là, mais incarné dans le vide.
Il faudrait intensifier la présence physique des acteurs, qui s'arrachent aux ténèbres et qui font des efforts terribles pour déchirer le silence.
Pour exister. S'incarner. Tous les deux tentent de déchirer les ténèbres.
Le vide comme champ de tension ou peut naitre le sens… et le monstre.
Différents malgré tout : Le Château de l' Araignée de Kurosawa n'est pas Mikhalkov ou Cassavetes.
Ils sont habités par un monde de nuit, par un théâtre noir, qui parle en eux.
Ils ont fonction de chaman intercesseurs entre les ténèbres de la pièce et le regardeur, missionnés pour nous envoûter par une pensée magique.
Ils incarnent (la chair, étymologie) un paysage mental, un cauchemar.
La danse à la fin ? La « danse des ténèbres », littéralement, c'est le butô, celui de Min Tanaka ou de Kasuo Ono, par exemple.
Mais tellement galvaudée.
Merci d’avoir pris le temps d’intensifier tes remarques de l’autre soir (que j’avais déjà lues aux acteurs). D’autant plus touché que, comme, dès qu’on sort de Paris, les journalistes (nationaux), je découvre qu’il ne faut plus y compter, ça me fait un texte qui rend compte des enjeux du spectacle, des ambitions (et des effleurements, j’en ai bien conscience, l’expérience est juste, mais timide). Les pièces continuent (en tout cas, pour moi) de s’ouvrir merveilleusement avec la confiance des acteurs et de faire entendre — de plus en plus — comme des matériaux communs, oui, cet inconscient dont tu parles. Par exemple, par deux fois, dans Tchekhov les « mains blanches » avec une certaine insistance… tout est d’ailleurs question d’insistance (d’écho). Ou cette phrase de Lopakhine — incroyable — à la fin : « Dites-moi que je suis saoul, que je suis fou, que je l’imagine, tout ça ! Si vous pouviez voir ce qui se passe comme moi […] Je me suis endormi, ce n’est qu’un rêve, une vision. C’est le travail de votre imagination, envahie par le noir, l’inconnu. » Là, on est à la fois dans Baudelaire (« Je suis comme un peintre qu’un Dieu moqueur / Condamne à peindre, hélas ! sur les ténèbres »), dans Macbeth et dans le théâtre exactement.
Reste le problème du début, on cherche, on progresse. Il faudrait bien sûr mordre sur la mort, sur le réel. Il n’est pas impossible qu’on y arrive. On aime ce travail.
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