Le lendemain, ma tante était éveillée, alerte, face à la bow-window donnant sur la rivière, les arbres qui perdaient leur verte chlorophylle. Très heureuse de ma présence qui lui sembla toute naturelle (de fait, j’étais déjà venue la veille), elle se mit à la « converse » comme disait Marguerite Duras à la fin de sa vie, s’asseyant sur le lit de Yann Andréa pour parler toute la nuit : « Un petit peu de converse, ça peut pas faire de mal ! » Jusqu’à ce que vers 6h, n’en pouvant plus, Yann la prie d’aller se coucher ; l’aide-soignante allait arriver à 9h, etc. Il l’entendait encore après avoir claqué la porte grommeler en s’éloignant : « Faut que je change de mec, j’en ai marre de vivre avec un retraité ! » Ma tante Hélène n’en était pas là (Dieu soit loué), mais elle parlait, elle discutait et, elle qui a des problèmes de mémoire, forcément en parlant, ça revenait (je le lui faisais remarquer). Je ne dis pas que c’était passionnant de discuter avec elle, mais, au fond, je crois que c’est parce que je trouve que ce n’est jamais passionnant de discuter avec quiconque. Mais je prenais en note, me détachant de sa main, ce qu’elle me disait. Ma tante est aveugle et le problème de la lumière revenait souvent. Elle était pourtant face au dehors, mais elle ne la sentait pas. Elle disait : « La journée est vraiment sombre sombre. Peut-être que les volets sont fermés ? » Ou encore : « J’espère qu’il n’y aura pas une panne d’électricité parce que je n’ai pas de piles, je crois pas » (elle appelait « piles » des lampes de poche qui fonctionnent avec des piles, on dit comme ça ici, « Tu peux me prêtez une pile ? »). Elle semblait en capacité de faire revenir des souvenirs heureux qui l’enchantaient, la faisaient rire. Elle parlait d’un pique-nique sous les pommiers : « On voit le jour qui arrive de haut ! » Puis : « Bon, bon, commençons par faire de la lumière, ici. Tu trouveras où allumer ? Oui, quand même… » A un moment, elle me dit rapidement : « Tu sais qu’ils ont acheté le petit chalet, celui de la chanson ? — « La-haut sur la montagne (je chante), y avait un beau chalet », c’est ça ? — Oui… Bon, alors où j’en suis ? Tu peux trouver une lumière, éclairer ici ? » Elle parlait de pas mal de gens dont je ne pouvais avoir gardé la mémoire, des générations si défuntes, avant que je sois née sans doute, puis de son père, peut-être : « La dernière fois que je l’ai vu, on faisait une promenade, il était roux — avant, il ne l’était pas » Et encore : « J’ai pensé pendant longtemps pour savoir s’il était vivant ou mort. C’est vrai qu’il faut penser — sans pouvoir trop penser — à tout ça. On oublie… » Elle ne savait pas que sa mère était morte bien avant son père, elle n’en avait aucun souvenir, je le lui en redonnais. Elle demandait des nouvelles d’Hélène, d’Hervé (ses deux autres filleul.le.s). Hélène est morte très jeune d’un cancer, j’étais obligée de l’évoquer, et Hervé est en dépression depuis des siècles, ça, je ne le racontais pas, je racontait simplement que j’étais allée lui rendre visite à Portsall cet été, qu’il faisait très beau, etc. « Portsall ! disait-elle. Il est à Portsall ! », très étonnée. Puis on passait à Laurent, etc. On faisait le tour de tout le monde, vivant ou mort (la différence est subtile). Yvonne, à Rennes… Puis « les 2 Timothée ». Je voyais très bien quel était le premier, elle-aussi, mais le deuxième, elle buttait, elle ne pouvait pas m’expliquer de qui il s’agissait. Pourtant elle tenait à ses 2 Timothée » qui même, peut-être, à un moment, furent 4. (A l’instant, je tombe dans le journal sur le récit d’un concours de sosies de Timothée Chalamet où la star s’est rendu en personne, surprenant tout le monde sans que personne ne soit non plus complètement sûr, au final, que ç’ait été le vrai Timothée Chalamet et pas un de plus de ses sosies…)
Ma tante disait : « C’est dommage qu’on perde la vivacité d’esprit ». J’approuvais d’abord puis je lui fit remarquer que, dans le cas de ma mère, c’était de perdre cette soi-disant « vivacité d’esprit » qui lui avait ouvert la joie de vivre. Oui, je ne sais pas avec quels mots je lui expliquais ça, qu’elle comprenait, mais c’est ainsi que je l’ai écrit dans mon carnet
Mais j’en avais marre qu’on parle. Depuis un moment, je voulais qu’on mange les verrines que j’avais apportées de chez Stéphane Traon, « maître artisan pâtissier » ; ça faisait plusieurs fois que je lui demandais si elle n’en avait pas l’envie, mais, finalement, j’organisais le goûter avec l’aide d'une aide-soignante qui nous prépara du chocolat chaud
Comme je partais, elle semblait — vous savez comme un animal qui ne parle pas — exprimer ses regrets, ses regrets infinis, poignants ; elle me dit d’être prudente sur la route, que le kiné qui la soignait à Morlaix, quelques jours après, avait ramassé le corps d’un enfant. Carrefour de Locquénolé, je crois. Au rez-de-chaussée, je traînais encore, j’entendais soudain : « Marie-Noëlle a les cheveux courts ». Ça ne pouvait pas être de moi qu’il s’agissait et pourtant j’avais réagi. Je choppais encore : « Mon ancienne coiffeuse », « mon ancienne voisine ». La veille j’avais parfaitement entendu dans mon dos (en douce, mais fort) : « C’est un homme ou une femme ? » Mais la veille, je m’aperçois que je n’ai pas parlé de la veille, c’est dommage
Ici, en Bretagne, les morts et les vivants ne sont pas séparés
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