N ote d’intention
« Pour moi, tout théâtre est
danse. La danse commence avec l’immobilité et la conscience du mouvement dans
l’immobilité. »
(Bob Wilson)
Je
ne peux (pas mieux) expliquer mon rapport au monde que par le poème. Tout mon
théâtre est d’ordre poétique ; c’est même la raison pour laquelle il est
accueilli par la danse ; c’est le poème qu’il danse, celui des lieux, celui des
peuplements, celui de la présence au monde et de son absence. Quand on me
demande sur quel(s) thème(s) je travaille, j’ai l’habitude de dire qu’il n’y a,
au théâtre, qu’un seul thème qui est l’amour — de même que le poète (Stéphane
Bouquet) dira que la poésie et le désir sont pour lui exactement la même chose.
« La poésie est comme le désir, l’espérance d’une circulation universelle, d’un
abouchement généralisé. Dans le désir, comme dans la poésie, on est appartenus
autant, et même plus, qu’on s’appartient. Le mot grec Eros vient d’un verbe qui
voulait dire « verser ». Par le désir, on se verse dans le monde ou le monde
nous verse dessus ; par la poésie aussi. » Je vous ai envoyé par mail,
j’espère que je n’ai oublié personne, tout un tas de liens vers quelques traces
qui témoignent de mon travail voué à la perte, comme tous les arts vivants,
voué à la perte, dédié même à la perte comme le formule Peter Brook :
« Dieu merci notre art ne dure pas ». Quand j’ai cherché un nom pour
l’association que je voulais former, je me suis dit que je voulais faire le
contraire de ce qui se passait à la télé, l’épouvantable entertainment permanent qui nous
ampute autant de la lucidité que de la possibilité de sa joie (reliée au
tragique). Est apparu : Le Dispariteur (qui a donné aussi le
nom d’un spectacle emblématique de mon parcours, l’un des plus appréciés, le
spectacle sans technique aucune, pour moitié dans le noir total puis à la
bougie, à la Ménagerie de Verre, en 2005-2006). Mon travail essaye d’être le
plus inconscient possible. Il y a des stratégies pour rester le plus
inconscient possible. Ne pas prévoir. Laisser venir les idées, mais ne pas les
saisir. Saisir alors la dernière idée qui passe, au vol, la dernière dans
l’espace faux, voilé
de la « préparation » qui est aussi la première dans l’espace vrai, révélé de la
« répétition » et, alors, s’y tenir car le premier
geste sur le plateau est le bon et il n’y en aura pas d’autre. Il n’y aura pas
d’« arrangements ». Le spectacle est excellent tout de suite — c’est
peut-être difficile à faire comprendre, je ne sais pas, l’excellence, mais je
vous assure que les interprètes savent ce dont je parle : faire
confiance à ses intuitions — et se construit chronologiquement presque en temps réel.
Attendre que les spectateurs, seulement eux, donnent le sens (j’aimerais
souvent que les spectateurs soient présents dès le premier jour). Désirer
rester au commencement, déconstruire ensuite pour rester au commencement. Chanter
le commencement des choses créées. Mon travail s’essaye à rendre compte ou,
disons, à s’approcher, à rester près du réel. Il tente au moins de
dévoiler quelques rêves, d’en révéler quelques doubles (de ce réel), quelques
miroirs. Charles Baudelaire : « Car je cherche le vide, et le noir,
et le nu ! » La vaste unité que l’on ressent, nous tous, au fond, est
productrice d’hétérogénéités. Surcharges électriques, éclairs de foudre. Effet
surréaliste. « Tout Monde », comme l’a exprimé si bien Edouard
Glissant, ce qui ne veut pas dire qu’il faut que les frontières soient abolies,
non, au contraire, on veut les frontières, on veut la différence des saveurs,
pas de saveur unique, mais on veut pouvoir traverser les frontières, passer de
l’une à l’autre, traverser les apparences. Zébrures, violence, altérité,
hétérogénéité : c’est de cela dont le réel — ou le vide, peut-être, qui est son
autre nom — est le jardin et c’est cela aussi que mon travail célèbre, ce
jardin du vide, jardin fleuri. Réceptacle, matrice, télescope, nuée. Surréalisme
du réel,
amoralité du sens. En ce sens, il m’importe de chercher à montrer — ou de
décider — que tout — tout — est baigné du réel promis y compris la pensée, la
rêverie, l’hallucination, l’intention, sans hiérarchie. Tout vit. « La folie est
plus vraie que la vie », a dit aussi la célèbre impératrice d’Autriche.
Ce
que j’essaye de vous expliquer ici l’est très laborieusement. Mon blog aussi
(qui veut exprimer la même sensation), bien qu’au jour le jour, est
malheureusement très fastidieux. Je ne sais pas écrire, je ne sais pas
réfléchir, non, je ne suis bon qu’à travailler sur un plateau (« bon qu’à
ça », comme l’avait dit Samuel Beckett pour son propre cas). Ce n’est
que sur un plateau de théâtre ou avec les autres dans un studio de danse que je
trouve — facilement et je ne sais par quel miracle — la fluidité rythmique qui
permet d’avoir la sensation du geste : verser, se verser. « Eros, dit
encore Stéphane Bouquet, est le dieu de la vie même. Il est couché de tout son
long sur le réel. Il n’est que là : il ne faut à aucun prix s’élever
même d’un seul mètre. »
Voilà pourquoi je fais mes spectacles comme Coco Chanel avait dit qu’elle
faisait ses collections : « sur les mannequins », à partir
des personnes,
à partir des interprètes et, de plus en plus, surtout à partir des lieux. Un
autre poète l’exprime (de mémoire) : « La vie est une question de
personnes et non de lieux. Mais, pour moi, la vie est une question de lieux :
c'est là le problème ».
Mes
projets sont liés à l'apparition-disparition de l'art dans la société. J'ai
toujours voulu abolir les frontières factices de représentation, de piédestal.
J'ai ouvert les portes des théâtres, j'offre presque systématiquement du
champagne au public, et tout aussi systématiquement, je donne des
représentations gratuites en avant-première — ou, quand c’est moi qui décide
entièrement, comme au festival d’Avignon dans le Off : toutes les
représentations le sont, gratuites —. Je me suis amusé à descendre dans l'arène
du Off et à parader. J'ai joué hors des théâtres, beaucoup, dans des châteaux
(Blandy, Montfrin…) dans une fontaine (Chamarande), dans des grottes (parc de
Versailles…), près de lacs, dans des salons d’hôtels, des ruines chaudes. Rêves
et réalités de plain-pied.
Gwenaël
Morin me fait maintenant un immense honneur. Il a vu 1er Avril dans sa version des
Bouffes du Nord et qui, là aussi, a été le poème du lieu, de même que Le
Dispariteur
a été le poème du lieu (rencontré pour la première fois) de la Ménagerie de
Verre, ce genre de « garage » à l’acoustique si particulière. Gwenaël
Morin a beaucoup aimé le spectacle des Bouffes bien que nos manières soient aux
antipodes l’une de l’autre et qu’il ne saurait sans doute pas plus faire ce que
je fais que je ne saurais, moi, faire son excellent théâtre. Lui, c’est le
théâtre « par défaut », moi, c’est la danse « par défaut »,
mais il y a un point commun : ne pas se foutre de la gueule du monde, ne
pas tricher
et la conscience que le théâtre est l’art de la contingence, faire avec ce qui
se trouve.
Mes
spectacles et les siens : au service du monde.
« Troubadour »,
« trouvère », cela veut dire : « celui qui trouve ». Cela
veut dire alors que, dans nos métiers, on peut certes un peu chercher —
pourquoi pas ? —, mais qu’il faut surtout trouver.
Permettez-moi
de finir cet entretien avec Clément Rosset : « Il n’y a probablement de
pensée solide — comme d’ailleurs d’œuvre solide, quel qu’en soit le genre,
s’agit-il de comédie ou d’opéra-bouffe — que dans le registre de l’impitoyable
et du désespoir (désespoir par quoi je n’entends pas une disposition d’esprit
portée à la mélancolie, tant s’en faut, mais une disposition réfractaire
absolument à tout ce qui ressemble à de l’espoir ou de l’attente). Tout ce qui
vise à atténuer la cruauté de la vérité, à atténuer les aspérités du réel, a
pour conséquence immanquable de discréditer la plus géniale des entreprises
comme la plus estimables des causes. »
C’est
ce que nous tenterons de ne pas faire, en 2015-2016, et particulièrement lors
de cet accueil de quatre mois et plusieurs pièces au Point du Jour.
Yves-Noël
Genod, septembre 2014
Envers
et contre tout, y compris contre lui-même, ce que fait Yves-Noël Genod, c’est
transmettre. Il prend un risque abouti, qui est celui de s’annuler dans l’acte
même de « mettre en scène », dans un retrait qui est douloureux et
enthousiaste.
Non
pas parce qu’il s’agirait d’un joyeux laisser-faire, mais parce qu’il propose
une véritable méthode d’émancipation. Donc on est, on reste accompagné :
l’acteur, le spectateur, le chercheur savent, quand ils travaillent avec lui,
qu’ils ne vont pas nulle part et qu’il ne revient qu’à eux d’accepter de
recevoir.
Recevoir
quoi ? Une parole didactique et poétique.
Didactique,
oui, car Genod n’a pas besoin de faire grand chose, ou tout du moins de le
« montrer », pour que l’histoire du théâtre, sa connaissance
profonde, s’expriment à travers lui.
Transmettre des étincelles de traditions diverses...
Et
donc poétique, car au-delà du matériau transmis, remis, on découvre cette BONNE
FOI qui est le seul repli d’où une écriture peut jaillir, sans laquelle elle ne
sort tout simplement pas.
On ne fait pas quand on ne
croit pas que cela soit possible. Yves-Noël Genod n’est pas un rêveur : c’est
un chercheur, un pédagogue et un poète qui ne se « minore » pas par
fausse modestie, par idéologie, mais parce que la grandeur et la force doivent
passer par l’autre, sans le nier.
Cette douceur peut nous faire violence car nous sommes éduqués à la
nier.
Isabelle Barbéris, maître de
conférences en Art de la scène et du spectacle vivant à l’université Paris
Diderot, septembre 2014