Wednesday, February 17, 2016

A pparition d'une scène


J’ai vu, hier soir, une chose merveilleuse (malheureusement, c’est fini) qui m’a réconcilié avec le théâtre (à Paris), la jeunesse, l’avenir du monde malgré tout, malgré l’horreur et son tapis rouge, c’est très difficile de faire des spectacles à Paris en ce moment, il y a ce décalage des saisons faites si longtemps à l’avance et l’on sent que les choses s’accélèrent, les spectacles ne sont plus en phase — sauf celui-ci dont je ne sais rien sauf le nom du metteur en scène (mais c’est un groupe), Jean-Baptiste Tur, et qu’il a été présenté deux soirs au théâtre de la Cité internationale qui est un lieu, en ce moment, en pleine déréliction, plus beau, je trouve, plus émouvant que quand j’y avais travaillé, l’équipe n’a plus de direction, ses subventions sont diminuées, elle assiste elle-même à son agonie comme les ouvriers de chez Lip et c’est émouvant, c’est d’avant-garde, en fait, on a bien compris que la violence qui s’amplifiait toutes ces dernières années va maintenant faire boule de neige, que Marine Le Pen sera au pouvoir en 2017 (ou, si ce n’est elle, Laurent Vauquiez), qu’il suffira d’un attentat ou deux (qui forcément auront lieu) et c’est gagné et que donc tous les théâtres ressembleront — j’en parlais tout à l’heure avec lui — à ces espaces perdus qu’appelait de ces vœux Claude Régy à la fin de son premier livre, « Je vois des mouvements dans des espaces perdus. Je sens comme la vastitude, si simple, est un lieu pour les larmes… », mais, hier, c’était une fête à laquelle nous étions convié dans les sous-sols improbables de la déréliction, il y avait de la clandestinité (le personnel avait voté la grève, puis ne l’avait pas faite) et de l’amitié. Pour dire comment c’était bien, je ne sais pas, croyez-moi sur parole, c’est-à-dire que Jean-Baptiste a réussi ce que j’ai fait quand nous jouions dans des hôtels ou dans des parcs, mais que je n’ai jamais osé tenter dans un théâtre (si, un peu dans le numéro 7, à Lyon, Leçon de ténèbres) : se servir des spectateurs comme de figurants (de chœur, dirait Gwenaël Morin) au milieu de la scène, au milieu du décor au point de noyer les comédiens parmi et cette chose magnifique (et audacieuse) que la matière des spectateurs devient le spectacle (ou l’incertitude du spectacle), l’amplification des états, des climats, la vitesse et cette impression de rêve délivrée très rapidement qui fait que les phrases entendues (inspirées de Woyzeck) le sont — très vite — d’une autre manière, flottante, nocturne, imaginaire, comme des choses libres dans un paysage, comme la poésie. Une phrase, par exemple, comme celle-ci : « J’comprends pas pourquoi j’ai droit qu’aux petits plaisirs, jamais aux grands ». Et j’ai pensé que ces jeunes gens qui vivent dans le monde tel qu’il est, qui n’en ont pas connu un autre, finalement, sont vivants comme aux premiers jours, ça ne change rien, les catastrophes sociales, il y a toujours l’herbe, le ciel, la jeunesse et l’amour, la beauté de ceux qui échappent à la honte qui frappe ma génération : honte de leur laisser ce monde en l’état, mais eux ne sont pas coupables, non, ils sont, si ça se trouve, trop jeunes même pour se sentir coupables d’avoir voter (ce dont, pour ma part, je crois que je ne me remettrai pas). 

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