A dieu Baudelaire
Dans le train d’Avignon à Lyon, j’ai encore mon maquillage d’un mois (je ne me démaquille jamais, à force ça tatoue) et j’entre dans un compartiment sans porte où un garçon parlant mal français se met à se toucher la bite, à travers son survêtement sale. C’est un Roumain. (Un Rom.) Il est en cavale. Il vient de Marseille, il voudrait rejoindre Rome, on lui a dit qu’il fallait passer par Lyon, changer à Lyon. Il n’a pas mangé depuis 2 jours. Je lui dis que je lui payerai à manger à l’arrivée. Et puis je lui propose de dormir. Nous pouvons chacun nous allonger sur les banquettes à l’ancienne. Je pose mes chaussures, lui pas. Il s’endort vraiment. Son bras bouge dans son sommeil, au-dessus du vide qui nous sépare. A l’arrivée (à Lyon Part-Dieu), je comprends enfin à quoi servent les flics dans les gares. Nous sommes arrêtés, mis de côté. Lui et moi. Parce que je dis : « Il est avec moi ! » Contrôle d’identité, fouille des bagages. Mes nombreux bagages. On me demande si j’ai des seringues, des couteaux, etc. Lui n’a rien. Mais quand même un papier (dans une pochette plastique), puisque finalement on nous laisse. C’est tout ce qu’il a. On va manger. J’insiste pour qu’il prenne aussi pour un autre repas, pour plus tard. C’est de la nourriture empoisonnée que je ne peux pas manger, la nourriture qu’on trouve dans les gares — et partout — partout — empoisonnée. Ensuite on va se renseigner pour l’Italie. Il faut qu’il rejoigne la gare de Saint-Exupéry par le tram puis Turin, à Turin il change de gare et, par un train de nuit, il arrive à Rome le lendemain matin. Je lui donne le papier imprimé. Il parle un peu français et le comprend, mais je ne suis pas sûr qu’il le lise. Il ne parle pas italien. Sa mère est à Rome. Je lui ai donné de l’argent aussi, la monnaie qu’on m’avait mise dans le chapeau la veille, mais pas assez pour qu’il se paye un billet TGV pour Turin. Je m’inquiète de savoir comment il va faire. Lui non plus ne sait pas. Il n’a absolument rien. Il est comme un animal. Il ne peut compter que sur la chance. Directement relié à Dieu. Le monde entier est une prison. Il erre. On le remarque comme une cible. Comme s’il était vêtu de l’uniforme orange fluo de Guantanamo. Je regrette, après l’avoir laissé, de ne pas avoir été plus princier, de ne pas lui avoir payé son voyage jusqu’à Rome. J’aurais pu. Je ne suis pas riche, mais j’aurais pu. Je ne suis pas assez pauvre pour tout donner. J’ai gagné ma vie pendant le mois à Avignon. Même si c’est une vue de l’esprit. La « recette » ne couvre même pas les frais de location de la salle. Une impression. Ça tient à si peu, la différence : s’en sortir, s’y faufiler, dans la société, comme un être humain et s’en sortir, s’y faufiler dans la société comme un animal. Nous sommes des animaux. Et c’est la guerre. Mais pour vivre caché, il faut vivre heureux. Je me demande pourquoi il n’essaye pas le stop. Il me dit que c’est encore plus compliqué. On ne doit pas le prendre, j’imagine. J’imagine louer une voiture et l’emmener à Rome. J’imagine tout. J’imagine lui payer des vêtements propres. Une douche. L’emmener en voiture jusqu’à Rome. Qu’une fois, il ait connu le luxe. Je m’imagine prince homo comme Jean Genet. Comme Pier Paolo Pasolini. Il Caravaggio. Pierre Guyotat ou Stéphane Bouquet...