« Proust parle des artistes qui ne voient pas leur vie parce qu’ils ne cherchent pas à l’éclaircir et, ainsi, dit-il, « leur passé est encombré d’innombrables clichés qui restent inutiles parce que l’intelligence ne les a pas développés ». Rien n’est, à proprement parlé, extraordinaire dans l’univers proustien, ni Swann ni Albertine ni même le stupéfiant Palamède de Charlus. L’émerveillement est ailleurs, il résulte dans la résultante symphonique du tout grâce au mouvement qui les anime. En somme, on peut dire que l’enseignement de Proust, c’est l’enseignement de la transparence des formes entre lesquelles on peut toujours aller et venir et leur indéchiffrable complexité. Et le message essentiel, enfin, le message, l’enseignement essentiel n’est-il pas celui d’un pessimisme essentiel, mais « en marche » ? »
« Il m’a appris la gravitation de l’esprit autour d’un axe unique qui est la conscience du lecteur, et qu’à cette seule condition le monde créé tourne, que sans ça, il ne tourne pas. L’effort de Proust est de montrer ce que lui, personnellement, a connu. Mais par un glissement... un tout petit glissement suffirait pour que ce qui lui est arrivé n’ait pas eu lieu, ou soit arrivé à quelqu’un d’autre que lui. L’effort de Joyce est un effort de réfutation absolue des valeurs qui l’ont précédé. Il crée une sémantique nouvelle de la sensibilité de l’écrivain devant le monde. Rien de pareil chez Proust. Proust n’a pas voulu créer ni transformer le roman moderne. De là, sans doute, vient ce sentiment, cette impression profonde d’un futurisme constant dans son œuvre. Mais un futurisme qui vous concerne. On a toujours l’impression qu’on pourrait continuer, compléter le récit proustien par le sien propre. Je veux dire que ses romans sont ouverts. Les portes sont ouvertes dans ses romans. On peut y entrer. C’est cela que j’entends par « futurisme ». Le futur, c’est le lecteur actuel de Proust, celui qui est en train de le découvrir. Borges disait que Shakespeare n’existait pas, que Shakespeare était le lecteur de Hamlet dans le temps de la lecture, au moment où il lisait Hamlet. Shakespeare, c’est moi, quand je lis Hamlet. Eh bien, je trouve que cette boutade superbe s’applique admirablement à Proust. Proust, c’est moi lorsque je lis A l’ombre des jeunes filles en fleurs. C’est en cela qu’on pourrait dire que, quand on lit Proust, on l’écrit. On a le sentiment de l’écriture. On participe en somme et au monde de Proust et à sa mise en œuvre. »
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