Très beau texte, avec un contresens énorme (sur la nouvelle de Tolstoï), mais, comme souvent, cela n'a pas d'importance. La nouvelle de Léon Tolstoï, c'est l'un des plus beaux textes au monde, que m'avait fait connaître Valérie Dréville, elle dit exactement le contraire de ce qu'en croit Mari-Mai qui la lit en diagonale. C'est un homme qui a tout pour être malheureux, une vie infecte, dérisoire, sans sens, une femme et une fille qui le détestent, un boulot de bureaucrate... et que la maladie jusqu'à la mort va ouvrir au VIVANT – jusqu’à l’extase : « A la place de la mort, il y avait la lumière. » En ce sens, l'acteur n'est certes pas « l'anti Ivan Ilitch » !
YN
Yves-Noël Genod /
La mort d’Ivan Ilitch / Dans un bloc de noir, l’abîme d’un nu
DANS UN BLOC DE NOIR, L’ABÎME D’UN NUYves-Noël Genod crée pour le théâtre de la Bastille
La Mort d’Ivan Ilitch. Avec et pour Thomas Gonzalez. (7, 8 et 12 février 2012). Comme il le fait souvent à l’entrée de ses salles, Yves-Noël Genod présente la séance. Là, il annonce qu’il a eu très peu de temps de répétition pour faire avec ce plateau qu’il aime. Ce qu’il en a fait le prouve. Il a su imaginer cet espace plus beau qu’il ne l’est souvent quand il est « occupé » par une mise en scène, y faisant surgir l’essence même d’un théâtre (au départ, ce lieu fut un cinéma). Il a restructuré le volume en supprimant plusieurs premiers rangs pour mettre au même niveau la salle et la scène, puis occulté les côtés et le fond de scène de rideaux noirs, recréant un vaste espace vide. Cet espace théâtral mis à nu, l’antre où tout se repose, où l’on commence par revenir à soi si l’on sait le voir. Et Yves-Noël Genod, dans sa présentation, de préciser que, ce qui l’a intéressé, c’est de travailler la matière même d’un noir de théâtre, d’un vrai noir de. Ici, je passe la parole à Annie Le Brun qui, sur le noir et son histoire a écrit un ouvrage (
Si rien avait une forme, ce serait cela, Gallimard, 2010) relatant la petite histoire de son effacement au profit d’une positivité catastrophique :
« N’empêche, le noir n’est pas l’ombre ni les ombres, même si celle-ci et celles-là peuvent en être le reflet. Ni concept, ni symbole, le noir a autant affaire avec le Mal alors en train de perdre son efficience religieuse qu’avec l’inconscient dont on ne sait encore rien. [Annie Le Brun évoque là le tournant de la fin du XVIIIe s.] Pourtant, si son enracinement pulsionnel ne fait aucun doute, son champ d’action s’étend à tous les domaines. L’impossibilité de le définir donne idée de son emprise. En fait, le noir serait en l’homme le sens de l’inhumain dont il participe. » (p. 59)
Le noir, ou « la conscience de l’inhumain qui nous haute » (ibid, p.262), fait le fond du théâtre, nous rappelle Yves-Noël Genod. Et sur ce fond où le vide croise le fer avec le néant, Yves-Noël Genod fait surgir un acteur, tout seul, tout bête ai-je envie de dire. Un acteur qui se dénude, qui fume une clope et pisse même, sur le plateau, désacralisant une fois pour toute, avant de commencer, la scène de ce noir. Se désacralisant par le même mouvement. Non, il ne sera pas l’idole.
Mais l’acteur nu, un sauvage, non pas armé d’une machette pour traverser la jungle mais d’un néon, le portant comme un carquois de lumière. Chantonnant des chansons d’amour sentimentales, de Julio Iglesias. Aimer la vie… les yeux pleins de larmes. Errant dans l’espace comme dans ses images intérieures. Le voilà qui grimpe entre les sièges, comme une colline escarpée. Perdu dans sa rêverie amoureuse dérisoire, en ce bas monde, cherchant à progresser dans sa solitude. Presque inconscient de son décalage, nu passant par-dessus les spectateurs, son sexe rasant leurs visages. Image-là d’un humain devenu muet, qui ne peut que chanter des romances pour suggérer tout l’indicible qui le tient. Le néon sculpte l’épaisseur de l’espace, y fait apparaître des halos, des ombres, une perspective, avant de tout faire disparaître en s’éteignant, puis d’à nouveau tout faire réapparaître en s’allumant.
Quel drôle de titre, tout de même. Rentrant chez moi, je rouvre la nouvelle de Tolstoï et la parcourt en diagonale.
Ivan Ilitch, c’est l’histoire d’un homme ordinaire (un magistrat) qui a tout pour être heureux (une jolie femme et bientôt une fille) mais qu’une maladie vient ronger de l’intérieur, une maladie inconnue, jusqu’à la mort. On est en 1890, l’ère petite-bourgeoise ne fait que commencer, on est en Russie, la révolution d’octobre viendra bientôt donner à cet ère sa forme contemporaine, parce qu’en vérité, ça ne fut que ça le rêve communiste. Cette nouvelle, c’est l’histoire de la mort douloureuse et lente d’un homme qui ne fait que bien faire mais ne veut rien savoir de lui, rien de ce noir qui l’habite comme tout humain, rien de son désir changeant, de sa solitude, de sa quête intérieure.
L’acteur, c’est l’anti Ivan Ilitch, c’est quelqu’un qui nous fait entendre au travers de ce qu’il chante qu’il a peut-être perdu un amour, mais qui se demande s’il lui faudra une semaine ou plus pour oublier et dire à nouveau je t’aime. Dérision. C’est plutôt quelqu’un, à son allure hésitante, fragile, blessée, qui sait qu’il n’oubliera jamais et qui chante cette chanson idiote du chanteur de charme pour se donner du courage ou sourire même, d’être si loin du monde où le trafic des sentiments et des pulsions est à haut débit. Quelqu’un de ravagé, en tout cas, de complètement perdu dans son monde intérieur amoureux, sexuel, qui, par rapport au monde actuel, serait un peu comme un martien. Quelqu’un qui creuse quand la norme est de surfer. Tellement perdu qu’il fini par disparaître dans un noir. C’est devenu un être luciole qui clignote dans la nuit.
Le 7 février, il se passe quelque chose d’inouï au théâtre de la Bastille. Pendant ce noir, une voix commence soudain à chanter
La Joconde, souvent interprétée par Barbara. La Joconde, femme d’un prince dont Léonard de Vinci devait célébrer la beauté immortelle et dont il fit quelque chose d’étonnant, suggérant de diverses façons au contraire l’éphémère de toute grâce. Quelque chose comme le mystère de la mort dans ce notoire sourire qui fait sa célébrité. C’est, soudain, cette voix dont on ne verra pas le corps émetteur, comme la mort passante. A la sortie, j’apprends que ce serait l’improvisation d’une spectatrice qui n’a pu que prévoir d’intervenir pendant le noir, bref elle a dû venir la veille, tellement cela semblait faire partie de la performance, y compris dans le choix de la chanson. Quelqu’un qui sait même probablement Yves-Noël Genod est passionnée par Barbara.
Lentement, le plateau reprend lumière, cette fois-ci depuis la cage de scène, faiblement, devenant comme neigeux. Cet être qui s’est écorché dans l’amour, qui a souffert toute la folie douce de la passion, qui a forcément plongé dans les humeurs noires où ça emmène, d’aimer, ces zones où la jalousie, où la cruauté ordinaire des jeux du désir, où l’envie de mourir se dispute à celle de jouir plus que tout, s’est dépossédé de lui-même, a traversé le tourment pour ressortir ainsi, nu, exposé, sans voix (sinon pour emprunter celle des autres, Thomas Gonzalez imitant même la voix de Julio Iglesias). S’il y a plus de vie, dans cette vie-là qui n’aura pas reculé devant le noir, que dans n’importe quel bonheur cadenacé à la Ivan Ilitch, la mort sera la même. A souffrir les mille morts du désir, l’on perd toute prétention à en savoir plus, l’on découvre que ces zones du noir, derrière elles, il y a une lumière comme boréale… Thomas Gonzalez ouvre les bras, dans un geste d’accueil improbable, tremblant, les larmes encore aux yeux. « Nous voulons explorer la bonté, contrée énorme où tout se tait », avait dit dans sa présentation Yves-Noël Genod, citant un vers d’Apollinaire.
Par-delà, il y a le geste d’ensemble d’une traversée où l’acteur bien que seul n’est plus au centre, le rythme furtif (45 min), d’où l’image qui se grave est celle d’un grand silence secret. Le Dispariteur, c’est le projet de Yves-Noël Genod. Il n’écrit pas, il se tait et fait chantonner des acteurs qui l’inspirent, ou bien dire des bribes de textes, échos d’états intérieurs traversés… Le théâtre, là, nous fait toucher ce point intérieur où le tragique des jeux de désirs nous plongent dans la perte, ou dans l’inanité du gain (par exemple, infliger soi-même à l’autre de ne plus le désirer), suggérant qu’il n’y a qu’à vivre ces choses sans y résister, sans se révolter, elles sont fatales, elles sont à vivre sans peur… du noir.
Labels: bastille