Sunday, March 03, 2013

Histoire de ma mère absente (Le Malheur indifférent)



Dans tous ces paysages vécus — fragments de neige — ma mère absente. Le malheur indifférent — indifférent même à elle. Elle n’est pas là, même dans la neige absente, elle n’est déjà pas là. Mon père joue l’intérim. 
Travailleur intérimaire d’une grande absence à qui convient le paysage de neige. L’air de neige. Le malheur gris. La nuit qui tombe vite, basse, après le sunset effrayant, fabuleux.. Peu importe ce que tu décris. Déplace-toi dans le monde bas. 
Tout te cogne bien. Toi dans le monde entier. 

« Epictète : Ne parler que « lorsque le moment l’exige », et surtout  ne pas parler des gens ! Ni psegon (en mal) ni epainon (en bien) ni synkrinon ! (en établissant des différences, des comparaisons) »

Je suis dans le grand désespoir d’une lumineuse clarté. 
Cette phrase ne veut rien dire, mais c’est celle qui me permet encore de vivre le crépuscule (d’hiver) et de le ralentir... Fenêtre éclairante si lente et si rapide. Fenêtre de Tokyo. D’Ecosse-Tokyo, d’Argentine-Mexique... De New York, d’hiver et d’eau, selon les espoirs.
En bégayant, peut-être, je réussirai à ne pas me faire entendre. Ce serait dommage, mais, toi, il faut bien reconnaître que tu ne comprends pas grand chose. 
Mes 10 smokings. Par la fenêtre. Par la fenêtre du placard sale. (Tapissé à l’intérieur.)

Je voudrais, je voudrais poursuivre jusqu’à la mort — et que la mort soit derrière — la lecture sans les yeux, sans la neige sur le livre, sans le livre déjà fait, être-là comme dans la neige : on raconte qu’on y meurt heureux, petite fille aux allumettes... Je vais voyager, de-ci, de-là. Voyager... L’intelligence, oui, l’intelligence de quelques poètes. Ne va pas te plaindre, sinon. 

La salle de classe, aussi l’hiver. Dur. Tu n’as pas d’âge. (On te ment.)
Epuisé de ne pas pouvoir tout. Mais c’est assez faux. Ne faire entendre pas sa voix. Dans cette ville où tout se cogne, où tout se joue. Où tu t’arranges pour quand même apparaître — alors que tu ne devrais pas. (Tu ne devrais pas plus qu’elle...) Est-ce que je dois m’occuper de ma souffrance ? ou ne vaut-il pas mieux la délaisser, comme une belle délaissée...
Je voulais vivre au jour le jour, seconde par seconde — et je me trainais, en hiver, jusqu’au cinéma...

« « Que me manque-t-il ? — Tu n’as jamais eu peur pour ta mère » »

« Une raison suffisante de se réjouir est (serait) déjà la conscience d’y avoir réchappé (de l’avoir « échappée belle ») ; réchappé à quoi ? au pays natal »

On ne doit pas cracher sur la vie.
Il y a un moment, dans la connaissance d’un auteur, par exemple, où l’intelligence (du lecteur) se courbe, où il est obligé d’accepter que l’auteur, le grand auteur, est fou (s’il veut continuer, s’avancer dans sa connaissance — la connaissance d’un fou).
La folie, partout, offerte par la vie, à volonté. En veux-tu-en-voilà, comme la salade. (Vous entendez les musiciens s’accorder.)

« Mésuser du temp libre en lisant le journal ». Je ne dirai jamais rien car je n’ai jamais dit.

« Pour que la solitude me devienne sensible, il faudrait qu’elle s’associe au désir et à la désespérance ; sans ces 2-là, je ne sais (je ne sens) pas du tout que je suis seul » Travaillons à la désespérance et au désir.
Alors. 
C’est un travail. 
Ceci est des notes pour un travail. 
Tchekhov. 

Vous parlez russe ? Vous parlerez russe. La musique même vous travaille. 
« « Je me sentais insupportablement triste et néanmoins si puissamment vivant » (Anton Tchekhov) » (La troisième voie.) « « Mais pourquoi sommes-nous si fatigués ? C’est la question » (le même Anton Tchekhov) »
Tout est donné si fort, de toute façon, et pour juste un instant bref. Te supporter. Tes cheveux.

J’apprends le mot « tracer le contour » : « délinéer ». 

« Fardeau sur les épaules : mon sentiment de chez soi en chemin » 

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L ’autre tigre


Bonsoir Yves-Noël, 
Je voulais vous écrire pour vous parler du magnifique spectacle de Jeanne Candel, mais entre temps j'ai lu votre blog et ce n'est plus la peine...
Alors je vous envoie un poème de Borges, L'autre tigre, auquel j'ai pensé quand j'ai vu les images des félins chez l'éleveur. J'aurais aimé y être !
Ça me ferait plaisir qu'on se revoie, j'ai du temps vendredi après-midi et je pensais à une exposition, peut-être Chagall ou Dali. Si vous en avez le temps et l'envie je serai ravie que vous m'accompagniez.
Il y a aussi à partir du 5 mars au musée d'Orsay, une exposition sur le romantisme « noir » que j'aimerais beaucoup voir, faites-moi signe si cela vous intéresse.
En attendant, je vous souhaite une très belle soirée.
A très bientôt j'espère.
Bien à vous,
Diane.






L’autre  tigre

J’imagine un tigre. La pénombre exalte
La vaste Bibliothèque travailleuse
Et paraît éloigner les rayonnages.
Puissant, innocent, sanglant et neuf,
Il ira par sa forêt et son matin.
Il imprimera son empreinte dans la boueuse
Rive d’un fleuve dont il ignore le nom.
(Dans son univers, il n’y a ni noms ni passé,
Ni avenir, rien que l’indubitable instant.)
Il franchira les distances barbares
Et humera dans le labyrinthe tressé
Des odeurs, l’odeur de l’aube 
Et l’odeur délectable des proies.
Parmi les raies des bambous, je déchiffre
Ses raies. Je pressens l’ossature
Sous la peau splendide qui frissonne.
En vain s’interposent les mers
Convexes et les déserts de la planète ;
Depuis cette demeure d’un port lointain
De l’Amérique du Sud, je te suis et te rêve,
Oh, tigre des rives du Gange.

Le soir s’étend sur mon âme et je réfléchis
Que le tigre vocatif de mon poème 
Est un tigre de symboles et d’ombres,
Une série de tropes littéraires
Et de souvenirs d’encyclopédie,
Et non le tigre fatal, le funeste joyau
Qui sous le soleil ou la lune changeante
S’acquitte à Sumatra ou au Bengale
De sa routine d’amour, de paresse et de mort.
Au tigre symbolique, je viens d’opposer
Le véritable, au sang brûlant,
Celui qui décime les troupeaux de buffles
Et qui, aujourd’hui, 3 août 1959,
Projette sur la prairie une ombre
Lente. Mais, déjà, de seulement le nommer
Et de conjecturer son existence
Le fait fiction de l’art et non créature
Vivante, de celles qui vont par la terre.

Nous chercherons un troisième tigre. Celui-ci
Sera comme les précédents une forme
De mon rêve, une suite de mots
Humains et non le tigre vertébré
Qui, au-delà des mythologies,
Foule le sol. Je le sais. Mais quelque chose
Me contraint à cette aventure infinie,
Insensée et ancienne, et je continue 
A chercher tout le temps que dure le soir
L’autre tigre, celui qui n’est pas dans le poème.

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