Veilleuses
Bonjour Yves-Noel
Il y a quelqu'un qui dit à juste titre sur ton blog, qu'il faut parler vite de certaines choses car sinon ça se perd. Alors je me dépêche avant que ce soit trop tard, d'autant plus que les événements de la vie s'enchaînent....(en écrivant ceci, je ne peux pas m'empêcher de penser à la phrase de Nina dans La Mouette : "la vie est brutale"...)
C'est un peu con et décevant de commencer comme ça, mais je crois que ce n'est pas le moment le plus facile pour moi pour être enthousiaste devant un spectacle, surtout celui d'un pote, étant moi-même dans les retombées très récentes d'un spectacle ou ça s'est moyennement bien passé avec le groupe. Alors, peut-être surtout, pour me protéger, j'ai réussi à m'inventer quelque bémols, du style les garçons et la musique sont trop jolis... (Comme défaut il y a pire... et quand j'ai vu comment ils jouaient les garçons en question, ça m'a calmé direct !)
Mais dès le début, un sentiment de grande évidence, et de grâce quasi-ininterrompue, dans la façon dont les choses s'enchaînent, de développent, croissent (comme ?) d'elles-mêmes... Quelque chose d'organique, je suis tenté de dire, mais ce serait peut être mieux de dire de "vivant", mais pas au sens ou on l'emploie habituellement, c.a.d. comme une sorte de synonyme d'énergique, voire d'agité (non pas que ton spectacle manque d'énergie, loin de là)... plutôt d'une vie qui se permet d'aller à la vitesse qu'elle veut, sans idées préconçues sur ce qu'elle doit être.
J'ai repensé à Meg Stuart en me demandant comment vous faisiez pour porter la spontanéité des répétitions jusque dans la forme finale que nous voyons, nous spectateurs... (Quelque chose que je n'ai pas réussi à faire, est-ce seulement une question de temps de travail, de méthode, d'écriture ? Ça reste donc un peu un mystère pour moi...) Je me souviens, tu m'as parlé de quelqu'un - Grüber, je crois - qui disait qu'il ne fallait pas qu'ils aient peur, les interprètes... C'est une clé ça, et ça rend ta façon d'accueillir le public d'autant plus pertinente, car elle nous ramène, même de façon un peu ironique, à notre bienveillance première. A ce propos, j'ai envie de reprendre à mon compte ce que m'a dit une amie, en parlant d'un autre spectacle, "ça fait du bien d'être accueilli chez soi".
Chez moi ce soir là, j'ai retrouvé, entre autres choses, la tête d'âne du Songe d'une nuit d'été que j'avais envie de voir depuis tout petit. (Je ne sais plus quel critique anglais disait que depuis que Brook avait coiffé Bottom d'une tête de Mickey à la RSC, plus personne n'osait lui remettre une tête d'âne, ça y est, toi tu l'as fait, et en anglais dans le texte par dessus le marché, quelle radicalité !)
J'ai aussi pensé que les photos que j'avais vues ne rendaient pas forcément justice à ton travail (même si elles sont très belles, ce n'est pas la question), par exemple parce qu'on y voyait la nudité, sans comprendre quel était le sens et la fonction de celle-ci, ça vaut sûrement aussi pour les masques et les déguisements. J'ai pensé aussi que d'une manière générale ce travail mériterait un vrai travail critique, d'analyse, parce que tout ça est très précis formellement, jamais approximatif.
J'ai aussi repensé à la Bataille du Tagliamento du Radeau, à ces moments où les acteurs se parlent entre eux, comme si on n'était pas là. J'ai pensé que tu avais repris ça de Tanguy, puis je me suis demandé si ce n'était pas plutôt le contraire: il me semble je n'ai jamais vu ça exprimé de façon aussi manifeste dans d'autres spectacles du Radeau. Peut-être que c'est parce que tu y étais finalement, et que si ça se trouve, certains aspects de la Bataille, c'était déjà du YNG.... (En revanche, ta traversée de plateau avec une commode ou un buffet, à mon avis c'était clairement du François Tanguy, mais ça c'est une autre histoire...)
Il me semble qu'il y a pour moi quelque chose de tellement évident dans ton travail que ce n'est peut-être qu'après-coup que j'ai mesuré son effet en moi : Le lendemain soir, j'ai participé à une "constellation familiale", je ne sais pas si tu sais ce que c'est... Pour aller vite, il s'agit d'une méthode thérapeutique dans laquelle ce sont d'autres gens qui rejouent ton rôle, ton histoire, permettant ainsi une mise à distance propice à la résolution de certains conflits... Je voulais interroger mon rapport à mon groupe d'interprètes. Lorsque c'était mon tour, j'étais tenté de me faire représenter par une fille, Sokha, une jolie asiatique en chaise roulante. Le gars qui dirige la constell' me dit de me faire représenter par un homme et de la faire participer aussi. Je choisis Baptiste, un jeune apprenti danseur pour faire mon rôle, plus approprié pour me représenter à mon avis que les pères de famille présents. Quand il est moi, il penche vers l'avant, aussi loin qu'on peut pencher sans tomber, comme hésitant entre la vie et la mort, son mouvement de pendule est impressionnant, c'est beau. Après avoir cherché à un moment sa place dans cette histoire, Sokha se met à la gauche du garçon penché et ils se prennent la main, mais d'une façon hésitante, lui, c'est comme s'il se raccrochait à cette main. Elle, elle m'a dit après qu'elle ne savait pas s'il fallait ou non la tenir, elle ne savait pas si elle était ma sœur, ma mère, ma compagne, une vivante ou une défunte et ne souhaitait pas vraiment ce contact, lui a dit que ça l'aidait beaucoup, cette main. Pour eux, rien d'automatique donc, rien de donné d'avance, juste une justesse dans l'instant, perceptible même dans le fait de ne pas savoir et de chercher... J'étais juste derrière eux, je pense que j'étais le seul à bien voir ces mains qui s'effleuraient, l'espace entre elles, laissant transpirer la sensibilité infinie de ces deux êtres... Et j'ai pensé: on dirait un truc de Yves-Noël Genod, c'est dire qu'à cet instant, je ressentais ton travail comme un synonyme de délicatesse.
Je suis un peu gêné de dire la suite, mais à ce moment là, il m'apparaissait très clairement que j'aimerais bosser comme interprète avec toi. C'était comme un truc qui se déplaçait à l'intérieur, en même temps que tout le reste retrouvait sa place. Cela fait très longtemps que je n'ai pas été sur le plateau - presque vingt ans- et je n'ai pas souvent eu envie d'y aller depuis. Peut-être simplement parce que la transparence que je cherchais n'est pas quelque chose de courant et que je m'y retrouve rarement à ce point dans les choses que je vois (il y a bien un peu de pudeur aussi là dedans mais bon...). Il était clair à ce moment là que c'était exactement ça que j'avais vu la veille et que je reconnaissais soudain dans ce concentré de vie que j'avais sous les yeux.
Cette impression est déjà moins forte, trop vite masquée par les couches de préoccupations qui m'habitent actuellement... Mais j'ai décidé de ne pas m'autoriser à taire cette envie parce que c'est trop précieux, en soi déjà...
Tiens, c'est l'heure ou le soleil vient me caresser le cou....
Je ne sais plus très bien comment continuer en fait. Je suis un peu touché de t'avoir dit ça, un peu gêné aussi. Je n'ai pas envie que ce soit pesant d'avoir dit ça, que tu sois gêné si toi ça ne te dit rien... Je crois que ce n'est même pas la question. Il se trouve que dans mon parcours, je n'ai plus d'autre choix que de retourner moi-même au plateau et que ça me rassure peut-être un peu de me dire que je pourrais enfin me glisser dans le travail de quelqu'un d'autre. C'est peut être juste pour me rassurer, même si c'est sûr que je pense que ça me plairait (ça a franchement l'air très agréable).
J'ai envie de dire pour conclure que de toutes façons, c'est bien que ça existe, toutes ces choses, ces moments ou nous nous donnons des chances d'y voir quelque chose, moments dont ton spectacle est tout entier tissé. Il faut continuer, il y a des lumières sur le chemin, heureusement... Merci.
Ça y est, j'ai dit ce que j'avais envie de dire, maintenant il va falloir envoyer, de préférence avant de changer d'avis sur la pertinence de l'avoir écrit.
Tiens, cette dernière boutade m'a rendu le sourire...
bises
G
Il y a quelqu'un qui dit à juste titre sur ton blog, qu'il faut parler vite de certaines choses car sinon ça se perd. Alors je me dépêche avant que ce soit trop tard, d'autant plus que les événements de la vie s'enchaînent....(en écrivant ceci, je ne peux pas m'empêcher de penser à la phrase de Nina dans La Mouette : "la vie est brutale"...)
C'est un peu con et décevant de commencer comme ça, mais je crois que ce n'est pas le moment le plus facile pour moi pour être enthousiaste devant un spectacle, surtout celui d'un pote, étant moi-même dans les retombées très récentes d'un spectacle ou ça s'est moyennement bien passé avec le groupe. Alors, peut-être surtout, pour me protéger, j'ai réussi à m'inventer quelque bémols, du style les garçons et la musique sont trop jolis... (Comme défaut il y a pire... et quand j'ai vu comment ils jouaient les garçons en question, ça m'a calmé direct !)
Mais dès le début, un sentiment de grande évidence, et de grâce quasi-ininterrompue, dans la façon dont les choses s'enchaînent, de développent, croissent (comme ?) d'elles-mêmes... Quelque chose d'organique, je suis tenté de dire, mais ce serait peut être mieux de dire de "vivant", mais pas au sens ou on l'emploie habituellement, c.a.d. comme une sorte de synonyme d'énergique, voire d'agité (non pas que ton spectacle manque d'énergie, loin de là)... plutôt d'une vie qui se permet d'aller à la vitesse qu'elle veut, sans idées préconçues sur ce qu'elle doit être.
J'ai repensé à Meg Stuart en me demandant comment vous faisiez pour porter la spontanéité des répétitions jusque dans la forme finale que nous voyons, nous spectateurs... (Quelque chose que je n'ai pas réussi à faire, est-ce seulement une question de temps de travail, de méthode, d'écriture ? Ça reste donc un peu un mystère pour moi...) Je me souviens, tu m'as parlé de quelqu'un - Grüber, je crois - qui disait qu'il ne fallait pas qu'ils aient peur, les interprètes... C'est une clé ça, et ça rend ta façon d'accueillir le public d'autant plus pertinente, car elle nous ramène, même de façon un peu ironique, à notre bienveillance première. A ce propos, j'ai envie de reprendre à mon compte ce que m'a dit une amie, en parlant d'un autre spectacle, "ça fait du bien d'être accueilli chez soi".
Chez moi ce soir là, j'ai retrouvé, entre autres choses, la tête d'âne du Songe d'une nuit d'été que j'avais envie de voir depuis tout petit. (Je ne sais plus quel critique anglais disait que depuis que Brook avait coiffé Bottom d'une tête de Mickey à la RSC, plus personne n'osait lui remettre une tête d'âne, ça y est, toi tu l'as fait, et en anglais dans le texte par dessus le marché, quelle radicalité !)
J'ai aussi pensé que les photos que j'avais vues ne rendaient pas forcément justice à ton travail (même si elles sont très belles, ce n'est pas la question), par exemple parce qu'on y voyait la nudité, sans comprendre quel était le sens et la fonction de celle-ci, ça vaut sûrement aussi pour les masques et les déguisements. J'ai pensé aussi que d'une manière générale ce travail mériterait un vrai travail critique, d'analyse, parce que tout ça est très précis formellement, jamais approximatif.
J'ai aussi repensé à la Bataille du Tagliamento du Radeau, à ces moments où les acteurs se parlent entre eux, comme si on n'était pas là. J'ai pensé que tu avais repris ça de Tanguy, puis je me suis demandé si ce n'était pas plutôt le contraire: il me semble je n'ai jamais vu ça exprimé de façon aussi manifeste dans d'autres spectacles du Radeau. Peut-être que c'est parce que tu y étais finalement, et que si ça se trouve, certains aspects de la Bataille, c'était déjà du YNG.... (En revanche, ta traversée de plateau avec une commode ou un buffet, à mon avis c'était clairement du François Tanguy, mais ça c'est une autre histoire...)
Il me semble qu'il y a pour moi quelque chose de tellement évident dans ton travail que ce n'est peut-être qu'après-coup que j'ai mesuré son effet en moi : Le lendemain soir, j'ai participé à une "constellation familiale", je ne sais pas si tu sais ce que c'est... Pour aller vite, il s'agit d'une méthode thérapeutique dans laquelle ce sont d'autres gens qui rejouent ton rôle, ton histoire, permettant ainsi une mise à distance propice à la résolution de certains conflits... Je voulais interroger mon rapport à mon groupe d'interprètes. Lorsque c'était mon tour, j'étais tenté de me faire représenter par une fille, Sokha, une jolie asiatique en chaise roulante. Le gars qui dirige la constell' me dit de me faire représenter par un homme et de la faire participer aussi. Je choisis Baptiste, un jeune apprenti danseur pour faire mon rôle, plus approprié pour me représenter à mon avis que les pères de famille présents. Quand il est moi, il penche vers l'avant, aussi loin qu'on peut pencher sans tomber, comme hésitant entre la vie et la mort, son mouvement de pendule est impressionnant, c'est beau. Après avoir cherché à un moment sa place dans cette histoire, Sokha se met à la gauche du garçon penché et ils se prennent la main, mais d'une façon hésitante, lui, c'est comme s'il se raccrochait à cette main. Elle, elle m'a dit après qu'elle ne savait pas s'il fallait ou non la tenir, elle ne savait pas si elle était ma sœur, ma mère, ma compagne, une vivante ou une défunte et ne souhaitait pas vraiment ce contact, lui a dit que ça l'aidait beaucoup, cette main. Pour eux, rien d'automatique donc, rien de donné d'avance, juste une justesse dans l'instant, perceptible même dans le fait de ne pas savoir et de chercher... J'étais juste derrière eux, je pense que j'étais le seul à bien voir ces mains qui s'effleuraient, l'espace entre elles, laissant transpirer la sensibilité infinie de ces deux êtres... Et j'ai pensé: on dirait un truc de Yves-Noël Genod, c'est dire qu'à cet instant, je ressentais ton travail comme un synonyme de délicatesse.
Je suis un peu gêné de dire la suite, mais à ce moment là, il m'apparaissait très clairement que j'aimerais bosser comme interprète avec toi. C'était comme un truc qui se déplaçait à l'intérieur, en même temps que tout le reste retrouvait sa place. Cela fait très longtemps que je n'ai pas été sur le plateau - presque vingt ans- et je n'ai pas souvent eu envie d'y aller depuis. Peut-être simplement parce que la transparence que je cherchais n'est pas quelque chose de courant et que je m'y retrouve rarement à ce point dans les choses que je vois (il y a bien un peu de pudeur aussi là dedans mais bon...). Il était clair à ce moment là que c'était exactement ça que j'avais vu la veille et que je reconnaissais soudain dans ce concentré de vie que j'avais sous les yeux.
Cette impression est déjà moins forte, trop vite masquée par les couches de préoccupations qui m'habitent actuellement... Mais j'ai décidé de ne pas m'autoriser à taire cette envie parce que c'est trop précieux, en soi déjà...
Tiens, c'est l'heure ou le soleil vient me caresser le cou....
Je ne sais plus très bien comment continuer en fait. Je suis un peu touché de t'avoir dit ça, un peu gêné aussi. Je n'ai pas envie que ce soit pesant d'avoir dit ça, que tu sois gêné si toi ça ne te dit rien... Je crois que ce n'est même pas la question. Il se trouve que dans mon parcours, je n'ai plus d'autre choix que de retourner moi-même au plateau et que ça me rassure peut-être un peu de me dire que je pourrais enfin me glisser dans le travail de quelqu'un d'autre. C'est peut être juste pour me rassurer, même si c'est sûr que je pense que ça me plairait (ça a franchement l'air très agréable).
J'ai envie de dire pour conclure que de toutes façons, c'est bien que ça existe, toutes ces choses, ces moments ou nous nous donnons des chances d'y voir quelque chose, moments dont ton spectacle est tout entier tissé. Il faut continuer, il y a des lumières sur le chemin, heureusement... Merci.
Ça y est, j'ai dit ce que j'avais envie de dire, maintenant il va falloir envoyer, de préférence avant de changer d'avis sur la pertinence de l'avoir écrit.
Tiens, cette dernière boutade m'a rendu le sourire...
bises
G
Labels: chaillot correspondance