Cher Yves-Noël Genod,
Comment vous dire en peu de mots ?
Ce que j’ai vu et entendu hier aux Bouffes du Nord est la plus belle et grande chose sur ou d’après Proust que j’aie pu connaître.
Et je vous parle en proustien structurel et organique.
Pour autant, je ne crois pas être orthodoxe, considérant que les grandes œuvres appartiennent à tous, mais quand un artiste comme vous entre au cœur du texte, au plus intime de la pensée de Proust avec une liberté, une audace (qui est la manière même de Proust), on ne peut qu’être ému aux larmes — ce qui n’empêche pas de rire souvent — de sorte que les mêmes larmes servent deux fois.
Lorsque vous avez lu cette longue description de la première apparition des jeunes filles en fleurs sur la plage, vous avez créé un choc véritablement médiumique : non seulement vous portiez cette beauté, mais vous la rendiez réelle et opérante immédiatement. Le génie devenait accablant et comminatoire parce qu’il allait nous sauver à la minute même. Rien mieux que ce moment ne pouvait rendre plus nettement cette vie véritable, enfin redécouverte, la seule vie par conséquent vécue : la littérature (je cite approximativement pardon).
Proust était, comme tous les visionnaires — on pourrait presque dire les mages — au bord d'une folie ultra-lucide qui le faisait frayer avec des gouffres insondables. Et c’est ce que vous avez su rendre en repassant tout cela par vous, votre liberté, votre délicatesse, votre force.
Vous étiez comme un para-tonnerre (voilà pourquoi on en entendait le bruit parfois au loin), mais, souple, vous étiez aussi la baguette de coudrier du sourcier.
Vous nous avez invités dans ces ténèbres — cette masse noire de l’écriture — comme dans la nuit non-dormie de Proust lui-même, battue par ces signaux lumineux imprévisibles, suite de paysages disant ce flux si difficile à restituer qu’est l’écriture de la sensation.
Jusqu’à la bande son — conçue par vous — et qui est une pure merveille — qu’on pourrait écouter indépendamment d’ailleurs — où Dave devient le camarade en rêverie de Schoenberg.
Je ne vous en dis pas plus. J’ai raconté tout cela ce matin à Joséphine Markovits, du Festival d’Automne, qui programme si fidèlement ma musique depuis des années (je suis compositeur, et mon meilleur professeur a été Vinteuil), et qui m’avait réservé ma place.
Une grande œuvre nous soulève, nous déplace. Je n’étais pas le même homme en entrant au théâtre hier, et en en sortant (moi qui m’ennuie toujours si consciencieusement au théâtre).
Vous m’avez fait penser à ceci, pendant que je descendais la rue du Faubourg Saint-Denis vers la Gare du Nord : Proust, il faut toujours le remettre en jeu.
Je termine par une note triste : hélas, je ne vous connaissais pas, ni votre travail.
J’ai donc gâché des années de ma vie, j’aurais pu mourir sans connaître quelqu’un qui est tout à fait mon genre.
Estime et admiration,
Gérard Pesson