Saturday, December 03, 2022

Le spectacle de Zingaro est bien le seul que j’aurais pu accepter de voir avec Hélène, le 23 novembre, la veille de ma générale — la générale de mes adieux à la scène qui se sont joués sur la péniche La Pop amarrée sur le bassin de la Villette — où nous nous sommes rencontrés — parce que je savais que ce spectacle ne pouvait que me faire du bien, ne me ferait pas de mal. En plus, je crois que c’est le plus beau spectacle de Zingaro que j’ai vu — ou peut-être est-ce dû aux circonstances. J’ai pleuré devant les images sublimes et vivantes en pensant : C’est ce que j’aurais voulu faire de ma vie, des féeries… 

Merci !
Amitiés, 
Yves-Noël

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L a Maman et la putain


Il est intelligent, l’article de Mona Chollet (après celui de Michel Guerrin) dans « Le Monde » à propos des Amandiers. Mais peut-être qu’il n’est pas très difficile d’être intelligent à propos de ce film (et de ce documentaire sur Arte) parce que Valeria Bruni-Tedeschi dit tout, déjà, il n’y a qu’à l’écouter. Elle est à livre ouvert, elle révèle sa folie. Personnellement, j’aime les gens qui me la montrent, leur folie. Personnellement, je suis tombé amoureux d’elle. L’article de Mona Chollet se termine sur cette question (avouée naïve) à laquelle je peux répondre : « Pourquoi ne pourrait-on pas garder la liberté, l’exubérance, la fantaisie, tout en s’assurant que cette liberté est bien la liberté de tout le monde, tout en refusant d’infliger ou de tolérer des violences sexuelles, physiques, psychologiques ? » Bien sûr, on peut. Je connais, j’y ai travaillé, la merveilleuse école du TNB dont l’une des actrices qui en est issue faisait aussi partie de la distribution du film et de la joie du tournage : « C’était du pur présent », dit-elle de ce tournage. Mais, en général, François Sureau l’a montré, on ne peut pas avoir à la fois la liberté et la sécurité. C’est soit l’un, soit l’autre. Plus de liberté, c’est moins de sécurité, et plus de sécurité, c’est moins de liberté. C’est comme ça, c’est le réel. Et on peut toujours avoir l’intention de le changer, ce réel, on n’y arrivera pas. Alors, de rage ou de bonne foi, on l’empirera — l’enfer est pavé de bonnes intentions. 


Il y a aussi que Sofiane Bennacer, acteur extraordinaire que l’on compare à Marlon Brando ou à James Dean, a fait partie d’une promotion d’une école, « Premier Acte », imaginée pour favoriser l’inclusion des personnes issues de la diversité qui n’accédaient que très peu aux grandes écoles de théâtre. Je l’ai eu en stage dans ce cadre-là. Le groupe était formidable ; je me souviens leur avoir dit, dès que je les ai rencontrés : « Vous avez cet avantage énorme sur les acteurs bourgeois, c’est que, vous, on voit immédiatement que vous venez de la rue (ce n’est donc plus à « jouer ») ». Le groupe était formidable, que des gosses de la Méditerranée, et Sofiane était le meilleur. Oui, il s'agit de gens très jeunes. On ne parle plus, là, de Polanski ou de Weinstein. Qu’est-ce qu’on va faire de ces gens ? Les renvoyer dans leurs quartiers Nord ? Oui, le machisme existe chez les garçons qui ont une mère méditerranéenne (juive, arabe…) parce qu’une mère qui dit oui à tout à son bébé (je le racontais il y a deux ou trois ans dans un spectacle), eh bien, devenu adulte, le même aura quelque difficulté à comprendre que d’autres femmes que sa mère puissent lui dire non ! Qui jouera ces hommes — qui personnellement m’émeuvent et m'attirent énormément ? Qui les représentera ? Et sera-t-il encore possible même de les représenter ? Au moment de « MeToo », Michel Fau remarquait une chose hélas triste et juste : « Avant, les actrices jouaient comme des cocottes (qu’elles étaient), maintenant elles jouent comme des bourgeoises (qu’elles sont) ». Est-ce mieux ? je veux dire : du point de vue de l'art. Ça reste à démontrer (et c'est parfois démontré, il faut être honnête). Voilà, ce que je voulais dire, c’est simplement ça : on peut avoir la nostalgie de la liberté. On peut avoir cette nostalgie très fort. Le merveilleux Jean-Paul Muel — avec qui j'ai travaillé — raconte des histoires d'un autre temps (d'un Moyen-Âge...) et les termine toujours par un sonore : « Eh bien, c'était une époque où les gens savaient vivre ! ». Oui, même si on sait qu’elle ne reviendra jamais, la liberté. En tout cas pas de cette façon, peut-être d’une autre, on ne sait jamais. Bien sûr, sans doute d’une autre façon,  je reste positif...

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TITANIC, hélas, Photos de Philippe Duke

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R etours (TITANIC) (3)


Philippe Duke (Philippe Mangeot)


C’est la deuxième fois en quelques mois que l’écoute sur scène de Der Doppelgänger de Schubert m’arrache des larmes. Aujourd’hui c’était dans le noir de la péniche La Pop, au début de Titanic, hélas, le spectacle d’adieu à la scène d’Yves-Noël Genod.

On aimerait que ce soit faux, qu’YNG ne naufrage sous nos yeux que son double, ce « pâle compagnon » qu’évoque le lied de Schubert. On veut y croire, en se disant qu’il ne cite pas par hasard Claude Régy et Marguerite Duras, avec qui il a travaillé, et pour qui entrer sur scène était une mise à mort symbolique : tout beau théâtre tient de la cérémonie des adieux.

Mais on est pas sûr qu’il s’agisse de cela : chez Yves-Noël Genod, la frontière entre l’homme et le rôle n’est jamais claire, et c’est aussi de la difficulté d’être un artiste à partir d’un certain âge, quand beaucoup de celles et ceux avec qui on a travaillé sont morts.e.s ou ne donnent plus de nouvelles, quand on est une actrice d’une autre époque, quand « la situation n’est plus aux p’tits gars comme [lui] » que parle Titanic, hélas.

À la fin, YNG se tait, pique un somme sur un hamac, laisse la place à deux spectres —Marielle Monnié qui parle sans voix et Aymen Bouchou qui chante des tubes déchirants —, puis il se relève et disparaît derrière une porte. Et on se dit que c’était c’est peut-être vrai, que c’était peut-être la dernière fois.

Le spectacle tout entier entretient cette incertitude. Il convoque mille fantômes sur un plancher défoncé, mixant leurs mots dans une folle logorrhée, récitant des poèmes angoissés (« les vagues terreur de ces affreuses nuits / Qui compriment le cœur comme un papier qu’on froisse » — mes deux vers préférés de Baudelaire, entendus ici comme jamais) : dans ce bateau ivre tout sera bientôt consommé. Et pourtant, ce Titanic a le ressort et la drôlerie d’un stand-up : ici, on tient debout et vivant, tant du moins qu’il y aura du champagne (qu’YNG a distribué au public à l’entrée) et des pastilles pour la toux (qu’il file au cours de la pièce à une spectatrice enrhumée).  Ces adieux ont des airs d’impromptu, avec ce que cela suppose de « non finito ». YNG est mort, longue vie à YNG.




Antoine Pickels


Bonjour Yves-Noël

On s’était croisés quand tu étais venu donner un workshop au Cifas à Bruxelles (même si je ne m’étais pas beaucoup occupé de ce stage, je pense que je préparais un festival ou une publication, j’avais juste dit que c’était très bien de le faire… et à peu près disparu). 

J’ai vu hier Titanic, et j’ai trouvé ça splendide – c’est ce qui m’a plu le plus de ce que j’ai vu de toi (et j’ai bien aimé déjà bien d’autres projets). Juste pour le dire, déjà. Un équilibre ici entre le tenu et le flou qui m’a subjugué.

Je me demandais sournoisement s'il s’agissait définitivement de « dernières représentations » ou s’il serait envisageable d’imaginer d’autres représentations de ce dernier spectacle ailleurs — de faire tes adieux à Bruxelles, par exemple dans le festival Trouble dont je suis curateur (prochaine édition du 18 au 22 avril). On devrait pouvoir trouver une péniche (ou une écluse). Ou l’imaginer.

(NB: ce week-end, pour une raison indépendante de notre volonté le site du festival déconne complètement, mais d’ici mardi, disons, cela devrait être rétabli – si tu veux voir ce dont il s’agit.

Je sais que tu es souvent à la Cambre (où j’enseigne aussi, performance et histoire des arts vivants), hier on est repartis ravis manger un bout avec Gilles Collard qui m’a dit que cette idée n’était peut-être pas si folle, en tout cas que cela valait la peine de te poser la question. Voilà.

Bien à toi,

Antoine Pickels




Elena Andreyev


Cher Yves-Noël Genod,

J’ai eu votre mail par Gérard Pesson : nous faisons partie du même fan-club….

Par où commencer et comment — voici un moment que je veux vous écrire (depuis mars 17, me dit mon journal, lorsque j'ai vu La Beauté Contemporaine à la Ménagerie de Verre). Mais voici — je suis allée voir, deux soirs après Titanic, hélas, un spectacle de danse qui m'a fait penser, dans son organisation (sa conception même sans doute), au manque de bienveillance qu'il faisait ressentir, entre nous, entre tous — je me suis dit en sortant qu'il faudrait faire un spectacle dont ce fût (la bienveillance) le sujet, et puis je me suis dit que j'avais vu ce spectacle il y a deux soirs, dans la péniche Pop. La coupe de champagne avec laquelle vous nous tiriez du froid, les coussins distribués en s'assurant que chacun était bien, vos acolytes visibles et invisibles, nous n'étions pas seuls — et si c'était bien vous que l'on venait  voir, écouter, on se sentait étrangement écouté, entendu, accueilli, entouré.

Et puis je vous ai aperçu, à quelques rangs devant moi, le lendemain encore, à l'extraordinaire spectacle de Trajal Harrell, et la boucle se bouclant je me suis dit que je vous écrirai, pour quoi je ne sais pas trop, mais au moins pour vous dire que ce que vous donnez a une bonne petite tendance à me bouleverser, à faire vibrer cette longue et fine corde de mélancolie qui sous-tend, à me fasciner aussi parce que je ne vois pas bien de quoi c'est fait, sinon de présence, de justesse, de gentillesse (au sens le plus doux et poignant du terme), de distance exquise. (et de toutes sortes de références, de Sylvie Joly à Proust, en passant par le chevrotement de Jankélévitch et les blagues belgo/portuguaises, qui me sont amies).

Je me souviens encore de ce que nous étions sortis aériens et transportés de la Ménagerie de Verre : cette belle jeunesse, forme et informe, liée et déliée, masse devenue mousseuse de laquelle s'échappaient tant de traits très singuliers — l'articulation et le legato du groupe : c'était « la petite bande », dans toute sa beauté, si incroyablement, si essentiellement donnée à voir et sentir. C'est du parfum pur. J'en suis restée shootée pendant un moment, comme je le suis aujourd'hui après Titanic — et comme ça n'arrive pas si souvent il faut que je vous le dise, et que je vous remercie de donner ainsi du goût à l'existence.

Mon souvenir de ce temps dans la péniche (je dis temps parce que ce n'était vraiment pas une heure ou deux, c'était du temps, un temps dans lequel j'arrive à retourner parce que vous en avez ouvert la porte, en bon Mage) feuillette encore, fermente encore, bouleverse encore. Je ne saurais dire si votre voix est grave ou aigüe, mais je l'entends encore — sa vibration continue d'agir à mon oreille, et me maintient dans une zone affutée, attentive, interloquée, interlope sans aucun doute !

Votre spectacle s'appelle Titanic, et pourtant vous évitez, avec une grâce qui n'est qu'à vous (mais c'est sans doute une espèce de pléonasme — peut-on avoir une grâce qui n'est pas la sienne.., c'est peut-être seulement ça, la grâce) le moindre petit écueil — ou l'effleurez d'une caresse en passant. Nulle catastrophe dans cette navigation qui tient plus du tapis volant que du paquebot — si ce n'est celle de notre existence, de chacun de nos big & small bangs.

Cher Yves-Noël Genod, je ne vais pas vous ennuyer plus longuement avec ces élucubrations — il y en aurait bien d’autres, et des questions… je vous envoie tout de même ce mail en sachant (je suis musicienne) que ça fait plaisir quoi qu'il arrive d'avoir des retours, et espère ne pas vous avoir emm...é.

Je vous envoie un cd par la poste, histoire de la ramener un peu.

Je vous embrasse, avec toute la distance sociale que permet le mail et que vous pourrez choisir.

Fourcade m'a dit un jour qu'il ne fallait jamais hésiter à dire que l'on aime : voici.

With Love, 

ea




Sophie Rieu


Cher Yves-Noël,

Je t’écris pour te dire combien j’ai été heureuse de pouvoir te voir sur scène une « dernière » fois, même si je l’espère, ça ne sera justement pas une dernière fois, ni pour toi, ni pour ta compagnie. Et j’espère bien aussi que la profession (je veux dire les programmateurs) aura un sursaut de clairvoyance.

Je sais bien que tu es « hors tout », et c’est bien pour cela que tu es non seulement « une grande actrice » ou plutôt d’ailleurs une « splendide actrice », tout simplement un artiste et pas un simili truc comme on en programme partout actuellement. Je trouve absurde cette époque où l’on exige que les artistes entrent dans les « dispositifs », alors même que les dispositifs devraient s’adapter aux artistes ! mais ça… (soupir)…j’ai lu mon petit Agamben, va…je sais bien…

Je sais aussi qu’ « il ne faut pas s’irriter contre le cours des choses », tu ne le dis pas dans le spectacle et pourtant cette formule d’Euripide aurait aussi eu toute sa place dans Titanic, qui ne dit pas autre chose durant 1h30.

Mais tout de même, ça m’irrite.

Que dire d’autre : c’est du gâchis ! Il faut absolument que quelque chose renaisse ! qu’on ait un sursaut de lucidité ! pour une fois !! Et en même temps je sais que ça ne dépend plus de toi. Le Théâtre du Pélican aussi va fermer, à Clermont, le 31 décembre alors qu’il me semblait faire un bon boulot avec la jeunesse. On va voter la dissolution ce soir, puis la liquidation de l’association, et tout va partir au tout à l’égout. Conserve ton association, de ton côté, ne dissout rien, reste en veille. Je suis persuadée que quelque chose pourra se relancer avec le Dispariteur !

Bien. En fait j’écrivais pour te dire merci, parce que c’était simplement très beau et la beauté est plus que jamais nécessaire. Je sais ce que je dis, j’ai écrit une thèse là-dessus 😉

J’écris aussi pour Gaël avec qui j’ai dîné après le spectacle et qui pense la même chose que moi. Toi, elle et d’autres pour de multiples raisons, êtes les dommages collatéraux de la disparition des lucioles. A un moment, il va bien falloir stopper cette inconséquence !

Je n'ai pas de solution toute prête, mais j'y travaille.

Je t’embrasse

Sophie

(Pardon, je voulais faire court 😕)


Oh, merci de ton mot, chère Sophie ! 

Si, je la dis un peu, la phrase d’Euripide, presque à la fin du spectacle (et sans doute à d’autres moments) : 

« Je n’oppose rien à la roue qui tourne. Toute mon activité tendait à ce dernier spectacle 

Il y a des voyages qui se font avec un seul bagage : le cœur »

Je t’embrasse, en effet, restons optimistes, non par sentiment psychologique, mais par méthodologie ! 

Yves-Noël


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