« Au loin, de l’autre
côté de la cerisaie, un berger joue de la flûte. »
Comment jouer La
Cerisaie ? C’est si difficile.
Il faudrait des acteurs incroyables, une troupe merveilleuse… C’est impossible
à réunir… Au cinéma, peut-être (cinéma commercial), ils accepteraient… C’est
complètement choral. A moins d’enregistrer la pièce et de ne pas la jouer en
direct. L’enregistrer comme India Song, de manière que les acteurs, les fantômes n’aient pas à
« faire », mais juste à exister, dériver en tant que fantômes, dans
les limbes de l’inexistence et de la beauté. Et faire venir sur le devant de la
scène la mort et la beauté, la nature, ce qui survit, comme cette phrase :
« Au loin, de l’autre côté de la cerisaie, un berger joue de la
flûte », cette phrase qui clôt l’acte I : il ne s’est rien passé. Au
loin.
Gaev, il a une voix bizarre,
fausse ?
Une réplique de La
Cerisaie : « Mon mari s’est
tué au champagne ».
Une autre : « Tout
ce qu’il y a, c’est l’ordure, la grossièreté, l’Asie ».
Les géants : « Mon
Dieu, vous nous avez donné les forêts immenses, les plaines sans limites, les
horizons sans fond, et nous qui vivons là, c’est des géants que nous devrions
être… »
Et puis ça :
« — Avant le malheur, c’était
la même chose : la chouette qui ululait, le samovar qui ronflait tant et
tant.
— Avant quel malheur ?
— Avant la liberté.
Pause. »
« — Alors, la vente ?
Raconte, enfin !
— La cerisaie, elle est
vendue ?
— Elle est vendue.
— Qui l’a
achetée ?
— Moi.
Pause. »
« leur Iermolaï, qu’ils
cognaient, le Iermolaï qui savait à peine lire, qui courait pieds nus en plein
hiver »
La Cerisaie est une pièce
très difficile à monter. Il ne s’y passe rien. On sait tout de suite que la
cerisaie va être détruite et c’est ce qu’il arrive à la fin : la cerisaie
est détruite. Entre ce que nous savons et ce que nous savons, se déploie un
immense paysage, un paysage fou — de vie — des êtres fantômes (déjà morts, oh,
certes !) plus réel que nature. On sent que pour Tchekhov tout est archi
vivant, archi russe. Peu de choses ont vieilli et ce qui a vieilli est devenu
classique, des archétypes, l’éternel étudiant tchekhovien…
« Les gens que j’ai
faits, ils sont vivants, c’est vrai, mais dire ce que la pièce donne dans son
ensemble, je ne peux pas. »
Stanislavski : « Je
ne trouve aucun défaut dans la pièce. Si : elle a besoin d’acteurs trop
grands, trop fins, pour pouvoir révéler toutes ses beautés. Nous, nous en
serons incapables. »
(Souvenirs de Stanislavski)
« Le spectacle avançait
avec difficulté ; c’était normal : la pièce est très difficile. Son
charme réside dans un arôme inexprimable, caché au plus profond. Pour sentir
cet arôme, il faut, pour ainsi dire, prendre la fleur avec la motte et
contraindre ses pétales à s’ouvrir. Mais cela doit se faire de soi-même sans
violence, faute de quoi la tendre fleur sera froissée et se fanera. »
(Souvenirs de
Nemirovitch-Dantchenko)
« …C’était ici la faute
de notre théâtre — il ne faut pas se voiler la face —, notre incompréhension
devant Tchekhov, notre incompréhension de la finesse de sa plume, notre
incompréhension de l’extraordinaire douceur de ses contours… Tchekhov affinait
son réalisme jusqu’au symbole et, longtemps, le théâtre ne parvint pas à saisir
la fine texture de son œuvre ; peut-être la prenait-on avec des mains trop
grossières… »