« Le moment où je parle
est
Déjà loin de moi. »
Avoir du vide, avoir de la
lumière, avoir à sa fenêtre la nature. La nature n’est rien, elle est ce qui
est. Je suis qui je suis, dit la
nature. Il est possible que la nature soit incréée. Ou que la nature ne soit pas
la nature, pas sa vraie nature. Il est possible que la nature projette dans un
ciel sans lumière son archétype, sa vraie nature incréée. Il est possible que
le monde soit double. Il est possible que paraître soit être. Il est possible.
Il est possible qu’écrire ne
soit pas écrire. Il est possible qu’être riche ne soit pas voyager. Ni étudier
à Patmos. Il est possible qu’avoir de la chance ne soit pas fuir les colonels.
Il est possible qu’en face, il y ait le monde — double — et qu’on le voit. Il
est possible de marcher sur les crêtes. Il est possible de rêver en marchant.
Voire de tomber de cheval — ou du lit.
C hampagne imprévu (imprevisto
champagne)
Pour nous, le temps était
concave et protecteur, nous étions en voyage. Nous avions la voiture et le pays
étranger. Nous avions choisi l’Italie, l’Italie du Sud, la côte amalfitaine,
c’était désuet et aimable, elle marchait sur les marches, elle montait là où
avait marché Greta Garbo, dans la villa hollywoodienne, une histoire d’amour,
une idylle, Wagner… Sólo luz para la eternidad…
Si j’ouvrais — maintenant
dans la nuit — si j’ouvrais le livre de celui qui avait rencontré Anton
Tchekhov, l’arrière-grand-père, si j’ouvrais L’Etoile bleue ?
« Qqch sans début ni fin
sur le bruit fracassant du train, sur le brouillard, les étoiles, les
prés ; en aucune façon une nouvelle pour la revue « La Pensée
russe », mais un essai tendant à rendre, par l’ordonnance des mots,
l’impression de la nuit, du train, de la solitude. »
Faut-il être fou ?, avait été la pensée du jour. Pouvons-nous, sans en
devenir fou, supporter la pensée de l’Apocalypse ?
Ce que j’ai dans la tête ne
sera jamais posé sur le papier.
« Mon parti, proclame
Christophorov, est celui des indigents-aristocrates. »
Regarde, tu t’es vu par la
portière, toi, ton réveil, ton songe…
Bien sûr, ça allait être
facile. Tout se correspondait. Tout allait ensemble, allait aller ensemble, comme la mer qui réunit les fleuves et les
rivières, les grands et les petits, les ruisseaux, les filets d’eau de la
source où nous avions rempli une bouteille, par ex, l’autre jour, tandis que le
randonneur-chômeur parlait de son malheur et de sa douce perdition, se perdre
dans la nature, s’enterrer vivant plutôt qu’être perdu par la société, échapper à la ville et à ses
« gangs » (j’avais fait répéter le mot, il le prononçait avec un accent
prononcé, c’était un mot nouveau, « guingue »). Il y avait qqch qui
tissait tout cela. Une connaissance, une habitude, une habitude liquide, un
océan. Un océan de verdure et d’amour, nous étions tout cela. Audrey parlait,
Audrey partait, Audrey attendait un enfant. Les filles engendraient des filles,
les garçons de passage. Comment disait-il ? « ma fade
masculinité »… Oui, Don Juan…
« L ’Empire familier des
ténèbres futures »
Je suis dans la montagne.
Cela seul suffit à mon bonheur (massif). « La montagne ». Cela suffit
pour dire. Mais on veut toujours plus. On s’étale, on devient plaine.
Non ! « Je suis dans la montagne. » C’est la nuit et je suis
dans la montagne. On ne devrait pas, le soir, répondre au courrier. On parle
plus faible. On ne s’aime pas. On s’aime moins. Il faut s’aimer.
Je suis dans ces maisons
toujours nu, ces maisons à flanc de collines, où je me cache — où je suis
accueilli en leur creux — où je suis caché, le plus étonnamment caché, où vous
ne savez pas ce que je lis, ce que je fais, ce que je construis. Je suis dans
l’état d’invisibilité. C’est cela, la littérature. La part du songe, mais le
songe, le songe où l’on s’arrête, où l’on descend de cheval : on est
arrivé, c’est la pause, on descend de cheval, on embrasse du regard, sur la
terrasse du regard, c’est la maison, on est là. C’est la maison, temps
d’arrêt : reprendre ses esprits. Oui. Et la nuit est massive et nue,
pauvre, les atomes de l’air, les animaux, tout dort. Dormir, rêver peut-être...
« A propos de
poésie : l’essentiel, et le très mystérieux, est qu’il y a une façon de
dire « la montagne », par ex, qui laisse apparaître de l’Etre, et une
autre qui ne le fait pas. »
A propos de poésie, la
plupart du temps, on ne me laisse pas lire. C’est pour ça que je lis des
poèmes. Qqch est lu pendant le peu de temps qui m’est imparti. Qqch de rapide
et d’essentiel, c’est trop tard pour m’en empêcher. Mais lire Guerre et Paix, Cent ans de solitude, qui me le permettra ? Il me faudrait du temps
des richesses des maisons, l’insouciance. Je n’ai jamais pu lire que du court,
c’est-à-dire du frugal, de ce qui a pour thème : l’impossibilité de dire,
de tout dire. La Bible, quelques
versets. On ne me laisse pas cavaler. Cavaler à mon allure. Il y a une telle
pression pour ne pas. Si j’ai bien compris, la région où je suis ne s’est pas
réellement « soulevée » (comme l’ont fait les Alpes) ; ce sont
les fleuves et les rivières, les filets d’eau, les sources adorées qui ont
creusé le terrain pour aller vers la mer qui s’était retirée.
Oui, cette méfiance les uns
les autres, on se dégoûte, on est vieux avant l’âge. On veut ne pas se
connaître. Ces détails pénibles. Aucune existence n’est enviable. Et puis, il y a les jours avec et les jours sans. Les détails du pacemaker. Il
y a 20 ans, le cœur avait lâché. Sans les malheureux progrès de la médecine,
l’histoire d’amour aurait fini là. Pouf ! d’un coup. Elle part avec un
autre — pas n’importe quel autre. Un coup de poignard. Cet autre qui avait
racheté le village. Il allait falloir, pour une durée de 7 ans, supporter
l’insupportable, puis 7 années encore, puis nous en sommes à la troisième pile,
chacune d’une durée de 7 ; la première résonnant dans tout le corps, une
horreur, « Et vous l’avez supportée ? — C’était ça ou crever » ;
la deuxième beaucoup plus silencieuse et la troisième parfaitement silencieuse.
Ainsi on s’habitue à l’éternité… « Je pourrais partir paisible, je m’y
prépare tous les jours… » Ces vieux hommes qui parlent de la mort…
« Je lis, dès les
premières pages du grand roman de Cowper Powys, Les Sables de la mer : « Il y a dans presque toutes les vies, des
moments étranges… tout se déroule comme si un écran, spirituel et pourtant plus
impénétrable que le bronze, séparant l’univers d’un autre univers […] était
devenu tout à coup extrêmement mince… »
Décidément : que
d’écrivains, aujourd’hui, auront tourné autour de cette expérience qui, pour le
poète, est au centre, à la source de tout ! »
« Aujourd’hui l’illimité
fait rage et beaucoup de maisons sont en ruines. »
« En vérité, nous ne
savons pas ce qu’est la poésie — et même pas les amants. »
A ller et venir
« Ir et venir por el
predestinado camino »
R evanche des Juifs / « L’âme
est tout ce qu’elle connaît »
R evanche des Juifs (livre
d’Esther)
Même dans les rêves, je suis
furieux d’avoir laissé sans surveillance mes lourds bagages, mais aussi mon
téléphone, mon portefeuille, mes clés, mes papiers, mon argent dans le
double-fond de ma valise et je me réveille grognon. (Je ne veux pas me réveiller sans avoir résolu en happy end ce dur
problème.) Marc ne me parle que de Dieu toute la journée ou de la Bible,
d’histoires saintes ; je lui réponds sur la même diapason (bien élevé), ce
qui fait qu’à un moment (au bout de 2 jours) Audrey me demande :
« Es-tu croyant ? — Non » et que je lui demande en retour
si elle l’est — non — et que donc (ceci, plus important) si Marc l’est :
« Non ». Ah, bon… Parlons de Dieu, alors, parlons en miroir.
Peut-être que Marc me parlait de Dieu parce qu’il croyait que je l’étais et pour
me plaire. De quoi me parlera-t-il maintenant pour me plaire ? Il est
parti, je ne saurai pas. La nuit, je tourne la clé à cause de Jacques, mon
voisin immédiat qui me fait un peu peur. Les histoires que l’on m’a racontées
sur ce village me font penser à Millénium. C’est la question de la morale, dès qu’on s’en préoccupe, vient une
telle erreur (horreur). Qui veut faire l’ange, fait la bête, l’a pourtant bien spécifié Pascal. Jacques parle de
progrès de la médecine, « Mais du côté de la morale, aucun progrès ».
Dieu soit loué ! Je renchéris : « Amoralité totale ! »
J’ai de la nourriture pour tenir un siège. Je vais lire. Et peut-être préparer
mon voyage de demain au Mont Aigoual (ou le rêver). Je n’ai pas si bien dormi
que je l’aurais voulu, cette nuit, je me suis réveillé, j’ai rêvé ces sales
rêves où je courais à travers la ville en ayant laissé mes bagages sans
surveillance. La ville grouillante. Peut-être d’avoir inversé la tête du lit et
de m’être endormi la tête au Sud, pas au Nord… cela aurait-il donc une importance ?
peut-être, peut-être… il suffira de tourner le lit la nuit prochaine — ou de
persister dans l’erreur (Cioran : « Vivre : se spécialiser dans
l'erreur »). Allons voir la beauté. Je me lève, j’ouvre la porte, je sors
sur la terrasse herbue. Je pisse peut-être contre la paroi de la mer, du lourd
paysage, inouï, insupportable, insurmontable, de la beauté tragique, amorale, et
de Dieu qui est sa réalité diffuse. Elohim. A travers le voile, la paroi solide
de la beauté, je crains et je vénère Dieu. « On dit Dieu, mais ça ne veut
rien dire », dit Jacques. Non, Elohim, Yahvé… Je suis qui je suis.
Or, cette nuit-là, comme
le sommeil le fuyait, le roi réclama le livre des Mémoires ou Chroniques pour
s’en faire donner lecture…
« Dis-moi ce que tu
demandes, reine Esther, c’est accordé d’avance ! Dis-moi ce que tu
désires ; serait-ce la moitié du royaume, c’est chose faite ! »
Je me vautre par les yeux,
par le sens dans les collines désertes de La Bible, le paysage de châtaigniers verts ; la dure
« loi de Dieu » les découpe par les nuages — l’ombre de la mort…
Maître Eckhart :
« La Déité et Dieu sont aussi distincts que le ciel et la terre. Le ciel
est à des milliers de lieues plus haut. Ainsi de la Déité par rapport à Dieu.
Dieu devient et passe. »
« Presque tout ce que
les hommes disent, et ce qu’ils font aussi bien, cache le monde. »
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