E n terrasse
Joie merveilleuse de revoir Lucas (après une longue interruption — qui m’a paru longue à moi, mais, lui, il est obligé de réfléchir avant de le reconnaître). Je lui offre une veste des grenadiers de la reine, vous savez, les horses guards, un truc que portaient les Beatles sur une pochette de disque et ça lui va comme un gant (je suis content). La couleur rouge vif est vraiment sa couleur, à mon petit métisse syrien à la peau blanche (et aux cheveux noirs). Je ne fais pas de photos parce que — pour le moment — il ne donne rien en photo. C’est vrai, il faut quand même donner, en photo, sinon, même le plus beau, ça ne donne rien. (Comme c’est long pour que les gens se donnent…) Je lui parle de mes déboires avec Cyril. Évidemment il comprend tous mes arguments, mais il en vient très vite à une analyse rapide et presque juste. Pour lui, je suis typique des homos amoureux d’hétéros à l’adolescence — et puis ces hétéros sont tellement contents d’avoir un ami véritable, et l’homo aussi est bien sûr bien ému « sauf que », sauf que l’homo se rend compte au bout d’un moment plus ou moins long que, pendant que lui-même rêve de chair, l’autre, le beauf, n’en a pas, mais alors pas le moindre soupçon du commencement d'une idée semblable. Ça lui est arrivé plusieurs fois, mais, maintenant, il sait (il fait le geste) se cadenasser devant le danger. Je me reconnais bien dans l’adolescence (hélas), mais ça ne fait pas non plus de moi un vieil homo. Je ne me fais pas une raison et je ne me rabats pas sur les consentants. Il y a un garçon à la table d’à côté très beau, je ne comprends pas tout à fait les mimiques pourtant très suggestives de Lucas. Et, finalement, je dirige mon regard sur le chemin des yeux rapides de Lucas et je reconnais ce que désire Lucas : une petite frappe effectivement très jeune et très belle, inconsciemment un ange. C’est intéressant à voir. Lucas sait parfaitement qu’il est hétéro, ce qui me surprend (il est pourtant attablé avec une fille aux cheveux longs que, peut-être, j'ai dû identifier comme une sœur...) Je lui suggère en partant d’aller lui dire : « Vous êtes très beau ; je sais qu’il ne peut rien se passer entre nous… » « ...mais tu es le premier degré de mon terrible », m'interrompt-il. C’est lui qui, de manière amusée, complète la phrase parce qu’avant de se lever il venait de me la citer. Une phrase de Peter Handke sortie d'un livre de Claude Régy, L’Ordre des morts, qu’il est en train d’étudier [mais que, ce matin déjà, il me dit trouver ennuyeux] : « Le beau n’est que le premier degré du terrible » [Cette après-midi, je vérifie la phrase — que j’ai répétée la veille toute la soirée à des milliers d’interlocuteurs — elle n’est évidemment pas de Peter Handke, mais de Rainer Maria Rilke : « Car le beau n'est que ce degré du terrible qu'encore nous supportons et nous ne l'admirons tant que parce que, impassible, il dédaigne de nous détruire ».] Oui, tout ange est terrible. Il y a de vrais moments de connivence comme celui-ci où l’on s’entend bien, on pourrait y croire, mais, le reste du temps, il faut que je fasse attention. Il semble, par exemple, qu’il ne supporte de ma bouche aucune allusion salace (toujours au second degré, mais il ne comprend pas du tout le second degré). Il prend un air de me gronder : « Mais, enfin, Yves-Noël, tous les jeunes garçons ne sont pas des trous de balles ! » Ça l'offusque et ça l’amuse de me voir noter cette phrase. Mais il dit aussi des choses plus profondes (sic) : « La frivolité a été condamnée, même les corps ne peuvent plus se réjouir ». Il faut que je fasse bien attention aussi à le laisser parler. Son narcissisme me sert. Si je me mets, moi, emporté par le mien, à sortir des phrases, des paragraphes, il montre — et il me le dit — son ennui. Il ne comprend rien ; rien ne l’intéresse de ce que je peux dire, mon bla-bla. Et c’est vrai qu'après tout, moi non plus, ça ne m’intéresse pas, mon bla-bla (au fond). Le sien m’enchante. Sa vie m’enchante. On ne peut pas parler de grand chose parce qu’il a de grosses lacunes, mais, si je le laisse faire, si je ne lui fais pas la morale ou la leçon, alors s’ouvre à moi tout un monde fragile et fort, nouveau, fragile comme la nature, l’aile d’un papillon, une plume de paon, absolument confondant (qui me fait fondre). J’aimerais être l’air qui se déplace autour de lui, être la disparition-même pour le laisser intact, intouché — et perdu — et sauvé — sans jamais risquer de l’abîmer de mon épuisante présence d’observateur mielleux. En ce moment, au conservatoire de je ne sais plus quel arrondissement, il se passionne pour un dramaturge québécois qui s’appelle Bouchard, me dit-il, l’auteur de plusieurs pièces comme Le Voyage du Couronnement, Le Chemin des passes-dangereuses et Tom à la ferme (adaptée au cinéma par Xavier Dolan) qu’il m’enverra en pdf, promet-il. Il est si enthousiaste quand il évoque son travail sur plusieurs scènes qu’il me raconte par le menu ! C’est bien trash, je trouve. Il le reconnaît : plus c’est trash, meilleur c’est. Je suis sûr qu’il est excellent dans tous ces rôles (des rapports sadomasos entre homos et hétéros), alors je veux absolument le voir, demande à être prévenu des journées portes ouvertes du conservatoire. Il ne veut pas que je vienne, dit qu’il n’osera pas jouer devant moi. J’insiste, je lui dis que je suis plein d’indulgence, mais ce n’est pas le mot que je voulais utiliser. Je rectifie : « Non, pas d’indulgence, ce n'est pas le mot parce que je suis sûr que tu seras excellent, mais plein de bienveillance. » Il a un orgueil extraordinaire, ça me plaît et ça me fait peur : que va-t-il devenir ? Il me demande pourquoi je demande le ticket de caisse de nos consommations. Je lui raconte l’histoire des « frais réels » (que je vous épargne, mais dont j’avais fait un spectacle). Il n’y comprend rien. Mais rien. Mais rien. Je regrette de m’être fait avoir. Il me dit que tout ce qui concerne l’argent lui échappe totalement, que son père et son frère lui expliquent sans fin des choses du droit des affaires qu’il ne comprend absolument pas. Il ne comprend même pas la phrase : « J’ai des avoirs ». Après tout, moi non plus je ne la comprends pas. C’est effrayant de ressembler à cela qu’on aime. On va à la « ressourcerie » de la rue d’Oran, à la Goutte d’or, sorte d'Emmaüs du pauvre. Il en ressort (pour vingt-deux euros) harnaché de tout un magasin comme Tintin quand il rencontre le senior Oliveira da Figueira dans le désert — et moi avec deux livres au prix libre (je laisse deux euros) : Augustin Mal n’est pas un assassin et L’honorable Monsieur Jacques. Le livre d’André Dhôtel (le second) est dédicacé (à une Colette). [Il faut que je fasse très attention à lui parler au premier degré, surtout par textos, il ne comprend rien d’autre. Si je fais mine de me plaindre : « J’ai répété la phrase que tu m’as dite, faussement attribuée, à des milliers de personnes hier au soir », il me répond : « Des milliers carrément ? T'étais où ? » Si je lui réponds alors : « Partouze », il me fait : « Hein ???? Je croyais que tu trompais pas ta copine. Je comprends rien. Ou peut-être c'était avec elle ». Il faudrait que je lui dise (mais je ne le dis pas) : « Mais réfléchis un peu, comment serait-il Dieu possible que je rencontre des milliers de personnes dans une partouze à qui j’aurais répété, à ces milliers de personnes dans le feu de l’action, cette phrase de Rainer Maria Rilke en l’attribuant comme tu me l’avais affirmé à Peter Handke ? Ce n’est pas Dieu possible. Ce qui veut dire que je suis, sois un gros mytho (ce qui risque de te traverser la tête, je l'admets), soit que c’est du second degré. Voilà comment tu peux le déceler, le second degré (si jamais ça t'intéressait) : tu réfléchis, tu te dis : est-ce bien possible ? Et, si ça ne l’est pas, si c’est invraisemblable, il y a de fortes chances pour que ça en soit — sauf — ou même — si je suis mytho !]
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