Salut Yvno
Je t’écris depuis le sud, vers lequel je m’étais mis en chemin dans l’espoir de trouver la chaleur et le soleil, mais ici aussi il fait froid, et le ciel est tout triste. Je ne trouve aucun réconfort dans cette partie de la saison, j’attends la prochaine avec impatience. C’est réjouissant de penser que J’ai menti constitue un genre de tunnel épisodique jusqu’à fin mai.
Ça n’a pas toujours été facile pendant la création, surtout d’abandonner un bagage inutile (mais ça devait être bien arrangeant de le posséder puisqu’on le portait sans vouloir s’en séparer) et de le troquer contre une confiance en TOUT : la confiance en l’imaginaire, en l’espace, en la mémoire des sens, en l’écriture, en le réel… Je m’étais dit qu’il faudrait une vie entière pour que toutes ces impossibilités gagnent notre confiance. Mais puisqu’il fallait trouver les solutions rapidement, y’avait pas d’autre choix que d’aller à l’essentiel, et au fond, de relativiser.
J’étais tellement agité par l’écriture de Tchekhov … (qui fait affluer vers soi le souvenir des désillusions, qui fait émerger la schizophrénie des rapports humains et sociaux, et la peur de la mort aussi) Avec Tchekhov, on vit chaque ligne comme une réminiscence, mais chaque ligne comporte si peu de mot qu’on croit qu’il faut se concentrer sur chacun d’eux pour en extraire le jus. Si peu de mots et pourtant tellement de détails. Ça me paraissait contradictoire au début, donc un peu louche, comme si je refusais de réaliser qu’il était possible que quelques phrases très brèves puissent contenir une population de rêves et de tourments.
Ça rend nerveux, parce qu’on s’identifie tellement à ce qu’on lit qu’on se porte volontaire (beaucoup trop) pour le faire voir et on passe à côté du geste de l’écriture, on passe à côté de tout ce qui nous avait traversé pendant la lecture (pendant qu’on lisait, le texte ne nous avait jamais sauté au visage, préservant l’espace du rêve).
C’est comme ça que j’ai réalisé que ça ne pouvait tenir qu’à ce calme intérieur et à cette confiance totale, rendus possibles certainement par la futilité de la vie, qui fut révélée à mes yeux pendant le mois de janvier. Bien-sûr cette révélation préexistait dans tout, mais il avait fallu attendre cette création pour que je sois frappé à ce point par l’absurdité du vivant.
Depuis que tu es parti je lis beaucoup de nouveaux trucs, et je relis aussi. Je relis des textes qui ont fait ma fascination, je m’imagine qu’on pourrait tous les jouer, qu’on pourrait faire un spectacle d’une heure sur la préface d’un livre, pourquoi pas ? En fait je lis et je relis, et je ne trouve plus rien d’abstrait. Maintenant, quand je lis, j’associe directement l’expérience de l’être à l’expérience de la parole. C’est pour ça que j’ai hâte de remonter sur scène pour J’ai menti, pour aller au bout de ce que ce spectacle a à nous donner.
Je voulais te remercier pour tout ça, j’espère te revoir bientôt dans le public du Paradis !
Merci infiniment pour ta réponse rapide concernant Berlin, je vais contacter ces trois amis dès aujourd’hui, je te laisserais un message pour te dire ce qu’il en est.
Et tant pis pour Rilke ! Il y a bien d’autres auteurs.
À très vite Yvno,
Valentin
Oh ! Valentin, tu écris de si belles lettres ! Surtout celle-ci ! Je ne sais même pas quoi te répondre, tout sonne juste dans ce que tu dis. Oui, le théâtre permet des raccourcis : trouver les solutions, c’est ça qui est chouette. D’ailleurs, l’art en général. Peter Handke lui aussi (à la radio, ce matin) : « La psychanalyse, c’est ce péché vers l’intérieur ! » Il dit que c’est une folie, c’est comme une tour de Babel, mais vers l’intérieur… Ce sont de belles images… Tiens, toujours de Peter Handke (et toujours à la radio), je pensais le garder pour votre prochaine représentation, mais je te le donne en avant-première, sur le calme, you desserve it : « mais j’ai commencé seulement à écrire quand j’ai laissé tombé tout l’expressionnisme, quand l’écriture est devenue absolument calme mais en même temps tremblante, mais ça c’était un peu plus tard, j’avais quand même 22 ans, où j’ai réalisé qu’il faut pas l’expressionnisme ; il faut que je reste calme et ça tremble en même temps, l’écriture, que je tremble — où l’écriture, où celui qui lit ressent quand même un tremblement calme. — C’est quoi un tremblement calme ? un ébranlement ?— Je sais pas, c’est un oxymore. — un ébranlement ? — C’est un oxymore, comme on dit, non ? Oui, pour écrire d’une manière calme, il faut être bouleversé. Ou, en même temps, même, parfois, ça accompagne l’écriture, le mouvement de l’écriture calme est accompagné par un mouvement inouï parfois, mais il faut pas trop laisser sentir. Là, je suis vraiment les traces de Gustave Flaubert. Il faut rythmer d’une manière froide. Parce que, si on tremble, on a la chance de retrouver le calme : le calme qui est là tout de suite si vous vous mettez à la table. Le calme qui ne soit pas inébranlable, c’est pas un vrai calme. Le calme de l’écriture, c’est un calme universel qui a traversé vraiment pas mal de mouvements, comme la musique, je crois. »
Je te souhaite des décennies de calme ! « Si on tremble, on a la chance de retrouver le calme », c’est magnifique !
Tout est en double dans notre métier de poète ! La vie n’est pas futile et, en même temps (comme dirait Macron), elle est futile… Et puis aussi une chose belle que j’ai entendue de Georges-Arthur Goldschmidt (l’un des traducteurs de Handke), enfin, belle, qui me parle : « Nous sommes tous quelque part — heureusement pour nous — frappé d’incapacité verbale. L’humanité, ce qui la sauve, c’est qu’on n’en a jamais fini avec le langage. […] On peut pas aller au bout de ce qu’on veut dire. Si on a pu aller au bout de ce qu’on a voulu dire, c’est qu’on n’a rien à dire. »
S’il te plaît, botte-moi le cul pour que je me mette à relire ces mails et à voir si je pourrais en faire quelque chose, nom de Dieu ! j’ai du temps, normalement ! Mais il faudrait que je parte de Paris…
Yvno
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